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12 . Le combat pour la revalorisation du prix de l'uranium - Ouvrages - Conseiller du Président Diori - Fonds d'archives Baulin
Conseiller du Président Diori
Le combat pour la revalorisation du prix de l’uranium

De 1960, date de l’accession du Niger à l’indépendance, au coup de force du 15 avril 1974 qui devait l’éloigner de la scène politique africaine, le Président Diori a lutté d’arrache-pied pour obtenir l’exploration du sous-sol nigérien, la mise à jour et l’exploitation de ses richesses, au mieux des intérêts de son peuple. Il était prêt à prendre tous les risques, et il les a effectivement pris, sans jamais en sous-estimer les conséquences. Je suis bien placé pour en porter témoignage.

En 1966, dès notre première entrevue en tête-à-tête, le président Diori m’avait montré qu’il ne se faisait guère d’illusions sur le devenir de son pays. Pour lui, il s’agissait de « tenir » jusqu’à la matérialisation des promesses du sous-sol nigérien, et en particulier de l’uranium, seule capable de permettre le décollage économique et social du Niger.

Huit années durant, il essaiera obstinément d’accélérer le processus de valorisation du sous-sol. Pour ce faire, il multipliera les initiatives pour contourner ou surmonter les obstacles accumulés par les textes et les intérêts de la puissance tutélaire. Il redoublera encore d’efforts quand, au début des années 70, une longue période de sécheresse débouchera sur la famine. Enfin, dans le contexte de la hausse vertigineuse du prix du brut, qui passe de 2,48 dollars le baril en décembre 1971 à 11,65 dollars deux ans plus tard, il croira possible de forcer la main de son partenaire français et d’obtenir ce qu’il pensait être dû à son pays.

Il sera renversé par un quarteron d’officiers, à quarante-huit heures de la réunion décisive des délégations nigérienne et française.

À l’origine, on trouve l’accord-butoir de défense du 24 avril 1961 liant trois des pays de l’Entente à la France. Ce document de base régit les relations franco-nigériennes en matière d’uranium. Son annexe II stipule en effet que « La République du Niger, la République du Dahomey, et la République de Côte d’Ivoire... facilitent au profit des forces armées françaises le stockage des matières premières et produits stratégiques. Lorsque les intérêts de la défense l’exigent, elles limitent ou interdisent leur exportation à destination d’autre pays [1]. »

À l’époque de la Loi-Cadre, le Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA) avait entrepris plusieurs campagnes de prospection dans la partie aride du Niger, au nord-ouest d’Agadez. Ces recherches confirmaient dès 1959, l’existence de gisements exploitables et notamment ceux d’Azelik et de Madaouela dont la richesse en uranium métal était évaluée à 4 000 et 6 500 tonnes respectivement. Dans le cadre de cette prospection, le CEA et le Bureau de Recherche Géologiques et Minières (BRGM) découvraient le site d’Arlit avec des réserves sûres de 20 000 tonnes d’uranium métal [2].

Dès confirmation de cette découverte, le président Diori harcèle Paris. Il se plaint des lenteurs du CEA à toute personnalité française de passage. Il multiplie les missives. Dans l’une d’elles, datée du 25 janvier 1967 et adressée à M. Couve de Murville, ministre des Affaires étrangères, il insiste pour « que ces ressources nouvelles soient exploitées sans tarder. » Dans sa réponse, le ministre du général de Gaulle lui donne l’assurance que « la construction des installations nécessaires à l’exploitation (commencera) dès la fin de 1967. »

Une fois la mise en exploitation rapide du gisement d’Arlit, le président Diori passe au palier suivant : il cherche à accroître, dans toute la mesure du possible, les profits provenant de l’exploitation de l’uranium de son pays. Là, les choses se compliquent. Il s’aperçoit bien vite que ses partenaires ne sont guère prêts à lui faciliter la tâche.

En effet, les responsables du CEA _passant outre aux directives politiques_ se livrent à une guérilla de type mercantiliste et se réfèrent constamment à la notion de rentabilité. Or, le Président le sait, le CEA a perdu des milliards de francs lourds par suite d’erreurs de jugements, de tâtonnements, d’errements dans le processus de choix de la filière nucléaire la meilleure. Et les Nigériens, interloqués, constatent que ce même organisme se bat pied à pied pour restreindre les retombées fiscales au Niger et préserver d’autant les intérêts commerciaux. Ainsi, le CEA cherche à bénéficier de l’exonération de la taxe spécifique sur les carburants, à obtenir une baisse de 50 % de l’impôt sur le bénéfice industriel et commercial et sur la taxe ad valorem. Il se croit même en droit d’intervenir en faveur de ses prestataires de services afin d’obtenir leur exemption de la taxe sur le chiffre d’affaires de 13% !

Les responsables s’acharnent à imposer leur point de vue, tout en admettant que la suppression de cette TCA priverait le Niger de 500 millions de francs CFA de rentrées fiscales. Le président Diori se montre d’autant plus scandalisé _et ne s’en cache pas pour le dire à haute voix_ que le CEA est censé être un organisme d’État.

Dans ce combat ô combien inégal, le Président s’oppose aussi à la prétention du CEA de se réserver 100 000 actions de la Somaïr (Sociétés des mines de l’Aïr) à titre gracieux. Il en discute avec M. Jacques Foccart, en qui il a encore confiance alors, et lui demande d’intercéder en faveur du Niger.

Deux jours plus tard, c’est la déception. Dans une lettre datée du 15 novembre 1967, M. Foccart relève, d’entrée de jeu, que les « redevances minières... combinées à un régime fiscal avantageux assurent au Trésor nigérien des revenus non négligeables dès le démarrage de l’exploitation, le Niger recevant finalement plus de 50 % de la totalité des bénéfices [3]. » En contrepartie, ajoute M. Foccart, le CEA a « demandé et obtenu le bénéfice de 100 000 actions d’apport représentant 500 millions de francs CFA pour compenser partiellement les dépenses engagées par lui au titre de la prospection minière au Niger. » Et M. Foccart conclut brutalement : « Je suis convaincu que le gouvernement du Niger a fait un bon choix et que toute modification des textes signés compromettrait dangereusement la constitution de la société des mines de l’Aïr. » Le fond et la forme de cette lettre contrastent avec la position officielle du gouvernement français. On parle à ce moment, à Niamey, d’une coalition Foccart-CEA.

La mauvaise volonté évidente des responsables du CEA étonne d’autant plus que l’accord de défense du 24 avril 1961 reconnaît implicitement le caractère particulier, stratégique, de l’uranium. S’agissant d’un produit sortant de l’ordinaire, il devrait être traité, raisonne le Chef d’État nigérien, hors des normes strictement commerciales. Pour la France, pense-t-il, un ravitaillement régulier et garanti devrait primer toute autre considération. D’où la difficulté de comprendre le marchandage mesquin du CEA.

Le président Diori envoie donc une note au général de Gaulle pour mettre en relief cette caractéristique que certains s’obstinent à vouloir ignorer. « Cette affaire, relève-t-il, exige d’être examinée sur un plan plus général que celui de la simple rentabilité financière. » En effet, les accords du 24 avril 1961 « confèrent à la recherche et à l’exploitation de l’uranium un caractère tout à fait particulier et les situent sur le plan le plus élevé : celui des relations entre États. » En conséquence, il demande au Général la négociation d’un Protocole par lequel « le Niger garantirait à la France un approvisionnement prioritaire... en uranium (tandis que) la France garantirait au Niger une aide accrue dans le domaine du développement. » Il suggère in fine la création d’un organisme commun nouveau.

Le général de Gaulle, dans sa réponse datée du 26 septembre 1967 (Annexe 6), inflige un démenti à ceux qui prétendent parler au nom du gouvernement français, en abondant dans le sens du président Diori. Il accepte en effet la création d’une Commission franco-nigérienne « dont le rôle serait de déterminer, pour une période donnée, les projets qui, dans le cadre du plan de développement du Niger, pourraient bénéficier d’un concours particulier de l’aide française. » Il s’agit, le Président en est convaincu, d’un grand pas en avant.

Au demeurant, la preuve sera bientôt faite que le caractère particulier de ce métal prime les considérations financières. En effet, deux sociétés d’État, une allemande, Urangesellschaft et une italienne, l’ENI, expriment le souhait de prendre des participations dans la société. Pour pouvoir accéder au statut de partenaires, elles acceptent d’acheter, chacune, à leur valeur nominale, 52 388 actions de la Somaïr, de verser un énorme pas de porte et de consentir chacune un prêt d’un milliard de francs CFA à bas taux d’intérêt (remboursable en 15 ans avec un moratoire de 5 ans). Elles s’engagent de plus, individuellement, à acheter pendant dix ans, à partir de 1974, 125 tonnes d’uranium élément.

Quand deux sociétés de cette taille acceptent des conditions aussi léonines, pour une rémunération de leur investissement _pas de porte compris_ de 2,5 %, elles apportent la preuve indubitable que l’uranium est réellement un métal à contenu extra-commercial. Elles illustrent ainsi de façon spectaculaire la thèse nigérienne du caractère particulier de l’uranium.

Mais le CEA ne paraît impressionné ni par ces faits et chiffres, ni même par l’attitude souple adoptée par le général de Gaulle. Imperturbable, il poursuit sa guérilla mercantiliste. De plus, à Niamey, on a l’impression désagréable que les responsables du CEA, au-delà de la notion de rentabilité, pensent que le Niger est déjà gâté par les avantages financiers concédés, et devrait être reconnaissant _dans l’ordre_ à eux, à leur organisation, à la France et au ciel de bien vouloir exploiter les richesses de son sous-sol [4].

Dans un tel contexte, quoi d’étonnant que le malaise subsiste ? Malaise aggravé par la fierté à fleur de peau du président Diori. D’autant que les dirigeants du CEA se croient en territoire conquis et s’abstiennent de faire le moindre effort pour ménager l’amour-propre du propriétaire des lieux. Ainsi, dans l’accord avec la société japonaise OURD (Overseas Uranium Resources Development Company Limited), on lit des phrases dans le genre « attendu que le CEA dispose dans la région d’Arlit de droits... attendu que le Niger... désire être partie à cet accord... »

L’échec du référendum en France, le départ consécutif du général de Gaulle et l’accession de M. Georges Pompidou à la présidence de la République offrent, semblent-il, des perspectives nouvelles. Le président Diori essaie donc une fois de plus de dépasser le marécage des magouilles, pour sortir de l’orbite de l’aide, et atteindre le niveau d’une coopération entre égaux.

Dans une lettre datée du 20 octobre 1969, il réitère en conséquence son désir « d’une transformation profonde du caractère des rapports établis entre nos deux pays. » Il veut, écrit-il, qu’à « la coopération de type classique où le plus faible des partenaires reçoit avec gratitude ce que le plus fort lui donne généreusement », succède « une véritable association. » Il s’y plaint aussi du manque d’efficacité de M. Yvon Bourges, chef de la délégation française, et l’explique précisément en termes fort diplomatiques par l’inertie de l’administration voir son manque d’esprit de coopération. Le Président précise encore que « le concours accru de la France doit se révéler nettement substantiel... pour assurer le décollage économique de mon pays. »

Dans sa réponse, datée du 21 novembre 1969, le président Pompidou admet la nécessité de différencier « notre aide traditionnelle, commune à tous les pays francophones, et la coopération particulière qui découle de nos accords sur la recherche et l’exploitation des mines d’uranium. » Reconnaissant « le caractère spécifique de l’association franco-nigérienne pour le développement de la production d’uranium », il propose en conséquence que « les concours exceptionnels du gouvernement français prévus par le protocole du 16 octobre 1968 pour la mise en valeur des gisements d’uranium » soient affectés au « fonds national d’investissements créé par le Niger. »

Donc, Georges Pompidou, conscient de la nécessité de ménager l’amour-propre de son correspondant, fait la distinction entre « l’aide » d’une part, et les « concours » de l’autre. Il laisse prévoir, de plus, un accroissement substantiel de l’effort financier de l’État français.

Quelques mois plus tard, toujours soucieux de préserver la souveraineté du Niger, le président Diori essaie de gagner un peu plus de terrain. Le 1er juin 1970, un accord avait associé la société japonaise OURD au CEA et au Niger, pour le développement du gisement d’Akokan. Le CEA s’était réservé 45,5 % du capital et le Niger n’avait pu acquérir, pour des raisons financières évidentes, que 32 % du capital. En dépit du handicap, Diori Hamani cherche à rééquilibrer le poids des deux États nigérien et français au sein de la nouvelle société...

En somme, la coopération franco-nigérienne dans le domaine de l’uranium se développe dans un contexte de tension plus ou moins grande suivant les périodes et les interlocuteurs.

Entre temps, deux organismes avaient été mis en place à côté du conseil d’administration de la Somaïr.

Du côté nigérien, un « Comité Technique Interministériel de l’Uranium » (CTIU) avait été créé le 23 juillet 1968. Son but ? « Contribuer à l’élaboration d’une doctrine du développement de l’industrie minière de l’uranium et substances connexes. » Il se réunira 14 fois entre le 4 décembre 1968 et le 15 février 1974.

Un Protocole d’accord entre Niamey et Paris, signé le 19 novembre 1968, avait créé par ailleurs la « Commission franco-nigérienne de l’uranium » (CFNU) dont l’objectif est d’examiner « à leurs différents stades, tous les projets de recherche et de développement des ressources en uranium du Niger... et spécialement les concours extérieurs. » Elle se réunira une dizaine de fois entre février 1969 et octobre 1973.

Quant à moi, je suis resté longtemps éloigné des problèmes liés à l’uranium. Certes, en 1967, le Président m’avait demandé de rechercher certains documents [5] ; il me confiera des missions similaires deux ou trois autres fois ; il me demandera aussi mon opinion sur certains textes comme les statuts d’Uranex ; nous discuterons uranium très souvent, mais toujours de façon superficielle.

L’essentiel de mon activité durant cette période était de porter sur la place publique les données et les problèmes inhérents aux relations franco-nigériennes sur l’uranium que le CEA cherchait bien entendu à camoufler. Certains des responsables du CEA essayant de réduire le Niger à la défensive et de donner des complexes à ses dirigeants, notre riposte tendait à contrecarrer cette tactique.

Ainsi, nous publiions dans Perspectives Nigériennes [6], bulletin mensuel destiné aux journalistes [7], le tableau de l’évolution prévisible des recettes fiscales et des dividendes revenant au Niger, soit 2 600 000 francs français en 1973 et 32 000 000 en 1984. Ces chiffres on ne peut plus modiques repris par la grande presse réduisaient à néant la propagande du CEA sur sa prétendue générosité. Ses dirigeants ne pouvaient plus faire état du « pont d’or fait au Niger » ; de même, il devenait de plus en plus difficile de citer, sous forme de confidences, des sommes mirobolantes, et de se plaindre de « l’ingratitude de Diori ».

D’autre part, face à l’attitude condescendante de certains dirigeants du CEA qui se voulaient, de plus, porte-parole de la France, nous publiions des informations glanées dans la presse étrangère et mettant en relief l’anxiété des puissances industrielles _en 1970, bien avant le premier « choc pétrolier »_ pour s’assurer des sources d’approvisionnement en uranium. Je transmettais aussi au Président les informations recueillies ou recoupées au cours des déjeuners et dîners en ville. Mais cette activité incidente mise à part, je ne m’intéressais pas à la problématique de l’uranium nigérien.

Le président Diori ne m’associera pleinement, de façon directe et prioritaire, à son combat pour une juste rémunération de l’uranium nigérien, que durant les trois dernières années de sa présidence.

Dans cette lutte inégale mais décisive pour le destin du Niger, j’eus le privilège, l’honneur et aussi _pourquoi en faire un mystère ?_ le plaisir d’être à la fois le témoin fasciné par l’ampleur de l’enjeu et des risques, et aussi un acteur dont le rôle, quoique modeste, devait dépasser celui de figurant.

En juillet 1971, lors d’un entretien dans le petit salon du Palais, le président Diori me parle longuement et de façon détaillée, pour la première fois, des problèmes de l’uranium. Il termine son exposé en me disant : « La Francophonie est sur les rails, et le financement de la Route de l’Unité est acquis. Il est temps que vous vous atteliez à ce nouveau dossier autrement important, et même vital, pour l’avenir du Niger. » Bien entendu, j’acquiesce.

Ignorant jusqu’aux données les plus élémentaires du problème, je commence par la quête des documents. La mauvaise volonté évidente de certains responsables des différentes administrations nigériennes rend la collecte malaisée. Il me faudra plus de trois mois pour obtenir les photocopies des lettres échangées entre le président de la République du Niger et le chef de l’État français et ses ministres, les procès verbaux de la Somaïr, du CTIU et de la CFNU, les différents décrets, lois, statuts, etc.

Leur lecture me plonge dans un profond étonnement que je ne me donne pas la peine de cacher dans le rapport succinct daté du 17 janvier 1972 dont l’original est remis au président Diori.

À cette époque, les prix du pétrole bougent déjà de façon notable. Le Financial Times de Londres [8] titre : « L’ère du pétrole bon marché est révolue. »

Les puissances occidentales commencent à récolter les fruits amers de l’avidité des grandes compagnies pétrolières. L’« Organisation des pays exportateurs de pétrole » (OPEP) n’a-t-elle pas été créée en 1960, en réaction à l’outrecuidance de ces sociétés qui, pour faire précisément obstacle à l’essor de l’énergie d’origine nucléaire, avaient baissé les prix du brut et répercuté cette baisse sur les pays producteurs de pétrole ? L’époque où l’on déclarait à l’EDF : « L’atome aura au moins servi à obliger les pétroliers à baisser leurs tarifs », paraît dépassée. Le prix de l’Arabian Light, brut de référence, est passé en 18 mois, de 1,80 à 2,59 dollars le 1er janvier 1972.

Au Niger, la sécheresse persiste et la famine s’étend à la quasi-totalité du pays. Les retombées financières de l’uranium s’avèrent décevantes. Au plan des relations franco-nigériennes, la tactique du lobby parisien semble prendre le pas sur l’optique du président Pompidou. En tout cas, son gouvernement manifeste des réticences. On hésite, à Paris, à placer franchement le problème de l’uranium sur le plan des relations entre États, et les « concours » financiers espérés s’amenuisent d’autant.

Le CEA pour sa part, en dépit des signes prémonitoires que constituent l’arrêt de la baisse des prix du pétrole suivi de hausses graduelles, freine la production. À la réunion du 2 octobre 1971, son directeur propose d’abandonner le projet de construction de la seconde tranche de l’usine de traitement destinée à porter la production annuelle de 700 à 1 500 tonnes d’U3 08.

Dépourvus de moyens de pression efficaces, nous tentons une fois de plus de porter le problème sur la place publique. Ainsi le quotidien parisien Le Monde [9] se fait l’écho de la déconvenue des autorités nigériennes :
« Le gouvernement nigérien, écrit-il, espère tirer de l’affaire quelque 20 millions de francs par an : le dixième de son budget. Mais ce rêve ne risque-t-il pas de se muer en mirage ?... Les bénéfices se réduisent aujourd’hui à peu de chose : un million de francs peut-être... À Paris, on est donc plus soucieux de vendre que de produire. On pourrait craindre, dans ces conditions, que les Nigériens n’en viennent à accuser les Français de stériliser les richesses naturelles de leur pays. »

C’est dans ce contexte que se présente le rapport du 17 janvier 1972 déjà cité. Rédigé en partant des documents collectés, et remis au Président en même temps que quatre gros dossiers annexes, il met en relief, de façon documentée, « le contenu politique de l’uranium », l’oubli par Paris de son « caractère spécifique », les « bénéfices illusoires » qu’en tire le Niger, le « freinage par le CEA de l’exploration et de la production » de l’uranium, mais aussi la « démission » des représentants et négociateurs nigériens. On y trouve enfin un dernier chapitre consacré aux « moyens de pression sur le CEA », bien maigres au demeurant.

Ce rapport venant à la suite d’une campagne dans la presse française et européenne qui avait culminé en décembre 1971 avec l’article du Monde cité ci-dessus, les contacts avec des organismes scandinaves et canadiens intéressés et précédant d’une semaine la visite officielle au Niger de M. et Mme Pompidou, soulève une émotion disproportionnée dans certains milieux parisiens et à... Yamoussoukro.

En effet, ce rapport, censé être secret, confidentiel, et de plus anonyme, connaît une diffusion quasi immédiate quoique absolument non souhaitée.

On voue son auteur aux gémonies en feignant d’oublier qu’il a simplement exécuté une mission d’enquête à lui confiée par le chef d’État de la République du Niger. Celui-ci me demande de ne pas tenir compte des remous soulevés, et de poursuivre ma mission.

À Paris, il s’agit d’expliquer aux journalistes et hommes politiques au pouvoir ou dans l’opposition, que la découverte d’un gisement ne signifie pas grand-chose en soi, si l’exploitation de ce patrimoine ne concourt pas, de façon valable, à l’accroissement du bien-être matériel des gens. Les convaincre aussi que toute l’affaire se joue, hélas, à l’étape préliminaire c’est-à-dire au moment de la signature de la Convention d’exploration, et qu’à ce moment, le gouvernement, désireux d’accélérer la prospection du sous-sol national, se trouve en position d’extrême faiblesse.

Il s’agit encore de défendre le Président et de discréditer les responsables du CEA qui lui font un procès d’intention : ils l’accusent de chercher à priver la France de l’uranium nigérien, alors que son objectif se limite à obtenir une rétribution équitable pour un métal à valeur très spécifique. Le président Diori ne veut pas se faire « rouler » par les dirigeants du CEA qui s’acharnent à vouloir rentabiliser les activités de leur organisme sur le dos du Niger. Lui, se bat pour un peuple frappé de plein fouet par la sécheresse, la famine...

Ces attaques, contre-attaques, parades, interventions, etc, prendront encore de l’ampleur, et contrairement aux espoirs de certains dirigeants du CEA, trouveront des oreilles attentives aux doléances du Niger.

Il n’en reste pas moins que pour soulager le président Diori, soumis à un pilonnage en règle, par son collègue ivoirien en particulier, je me verrai acculé à lui remettre, le 2 août 1972, ma lettre de démission (Annexe 7). Il la refusera sept mois durant. À ma demande expresse, il l’acceptera finalement le 2 mars 1973 [10].

Bien entendu, les liens d’amitié et de confiance tissés au cours de six années de travail resteront intacts. Mes séjours à Niamey et mes contacts avec le président Diori lors de ses passages à Paris et ses séjours à Contrexéville deviendront toutefois beaucoup plus discrets. Il me confiera d’autres missions, dans d’autres domaines.

Mais les événements se précipitent. Le prix du baril d’Arabian Light passe de 2,59 dollars en janvier 1972, à 5,20 dollars le 16 octobre 1973 pour doubler et atteindre 11,65 dollars deux mois plus tard. Le roi Fayçal d’Arabie utilise la guerre israélo-arabe du Kippour pour augmenter les prix du brut de référence.

Le dernier trimestre 1973 apparaît à l’évidence _même aujourd’hui, en pleine crise de surproduction_, comme un tournant dans l’histoire de l’humanité : pour la première fois, des pays sous-développés producteurs de matières premières font en effet la preuve que « le prix du marché mondial » et « la loi de l’offre et de la demande » sont des notions creuses. Du jour au lendemain, ces pays n’ont-ils pas pu quadrupler le prix d’un produit donné, le pétrole, sans provoquer de réactions majeures ? Pour la première fois, des producteurs n’ont-ils pas pu substituer leurs propres prix à ceux du « marché mondial » fixés d’ordinaire à Londres, à New York ou à Paris ?

Au tout début de février 1974, le président Boumédienne le constate publiquement. « Durant des années, déclare-t-il, l’Occident nous a expliqué qu’il y avait des lois économiques, que la loi du marché était celle de l’offre et de la demande et il nous a ainsi obligés à vendre notre pétrole à des prix misérables. Là, conclut-il, réside la cause de notre appauvrissement et de notre sous-développement. »

Circonstance particulièrement encourageante pour le Niger, quelques semaines après la hausse des prix du brut, le gouvernement marocain se permet de tripler le prix des phosphates. Il fait ainsi, à son tour, la preuve d’une part que sur ce plan également, le prix « du marché mondial » est un non-sens, et de l’autre que l’augmentation vertigineuse et brusque du prix du brut n’est nullement la conséquence d’une situation de monopole. En effet, l’ensemble du tiers-monde ne contrôle que 36 % de la production mondiale de phosphates.

Tous ceux qui s’intéressent alors au tiers-monde et souhaitent ou mieux militent pour un changement radical des relations inégales entre pays industrialisés et pays sous-développés, pensent être au seuil d’une ère nouvelle. Ils ne constituent pas un groupe de rêveurs. Ils comptent par exemple dans leurs rangs, un Jacques Ferrandi, directeur général du FED (Fonds Européen de Développement). Lui, va bien au-delà de la prise de position de M. Boumédienne.

« ... Les pays tiers qui manquent de pétrole, déclare-t-il au Soleil de Dakar, n’en détiennent pas moins des matières premières et en quantités très importantes. Ces pays à matières premières ont compris, désormais, que leurs relations avec l’Occident doivent être fondamentalement révisées. La fameuse loi de l’offre et de la demande qui dure depuis un siècle ne doit plus être la règle d’or de ces relations. Car il faut bien l’avouer, l’offre et la demande a constitué un régime particulier dans lequel le demandeur faisait en même temps l’offre, où l’acheteur fixait son prix... Or, c’est cela qu’on appelait les « cours mondiaux ». Les producteurs de matières premières étaient obligés de s’y plier et les gouvernements de ces pays en supportaient les conséquences d’une manière ou d’une autre. »

Revenant sur ce problème quelques jours plus tard, à Nouakchott, M. Ferrandi déclarait encore : « L’ancienne règle de l’offre et de la demande est remise en cause d’une façon irréversible... Une bonne action peut être, en même temps, une bonne affaire. Ce qui est intolérable, c’est qu’une bonne affaire soit tout le temps une mauvaise action. »

Dès juillet 1973 _le baril de brut ne vaut encore que 2,90 dollars_, le Président Diori me demande, à Contrexéville où il se trouve en vacances, de reprendre l’étude du dossier uranium.

Le Président cherche des réponses précises à des questions précises. Il cherche à connaître la position exacte du gouvernement français, le nouveau rapport de forces à l’échelle internationale, les perspectives et l’ampleur d’une éventuelle révision du prix de l’uranium, le ou les modes de calcul possibles de ce prix, les possibilités de manœuvres de Niamey, de Paris, du CEA, etc etc. Il me garantit une discrétion parfaite ; elle sera effectivement assurée jusqu’au début de la phase finale des discussions franco-nigériennes à Niamey.

À cause des variations des prix du brut, donc des impératifs de l’actualisation, j’établirai trois rapports successifs. Le dernier, daté du 16 mars 1974, servira de document de base à la délégation nigérienne lors des ultimes négociations.

L’analyse politique s’avère aisée tant ses données paraissent évidentes. Le renversement du rapport des forces entre pays industrialisés et pays producteurs se manifeste clairement tout de suite, avant la fin des combats entre Égyptiens et Israéliens. En effet, les pays industrialisés paraissent désarmés face à la décision des producteurs arabes d’arrêter toute fourniture de pétrole aux États-Unis et aux Pays-Bas.

Loin d’élever la voix et de protester contre les hausses brutales de prix d’octobre et de décembre 1973, ils en sont réduits à demander simplement la levée de l’embargo. Personne ne songe alors à recourir aux canonnières, pas d’allusion à une quelconque solution à Mossadegh.

Autre phénomène non moins intéressant, des pays sous-développés _ceux de l’OPEP_ réussissent pour la première fois à obliger les puissances industrielles à prendre fait et cause pour eux sur le problème israélo-arabe : le Japon va à Canossa, tandis que les Neuf condamnent Israël qui, pour une fois, n’était pas l’agresseur.

Le budget de la Commission de l’énergie nucléaire américaine est augmenté de 44 % et voisine le milliard de dollars...

Chacun des États membres de la CEE, tout en proclamant sa solidarité avec Washington et La Haye, cherche, tout comme la France, à conclure des accords bilatéraux avec les pays producteurs. Les accords fermes de fourniture conclus par la France avec l’Arabie Saoudite et la Libye se font à des prix supérieurs à ceux fixés par l’OPEP à la conférence de Téhéran.

M. Charbonnel, ministre du président Pompidou, déclare à la tribune du Sénat qu’ « en l’état actuel des choses, c’est l’énergie nucléaire qui est le meilleur atout pour réduire la dépendance énergétique de la France. » Le groupe Péchiney-Ugine-Kuhlman annonce son intention « d’accroître rapidement la capacité de ses usines » pour la porter à 10 000 tonnes d’uranium contenu en 1978. Le Premier ministre, M. Messmer, fait siennes les conclusions auxquelles est parvenu huit mois auparavant M. Jean Couture, président de la Commission consultative pour la production d’énergie nucléaire. Il y recommandait « la mise en service de 13 000 MW entre 1978 et 1982 », soit cinq fois plus que la totalité de la puissance installée en énergie nucléaire existant en 1973. M. Messmer va plus loin et décide bientôt d’accélérer le rythme de lancement de la construction des centrales nucléaires et d’arriver aux 13 000 MW dès 1980. Donc, objectivement, l’uranium nigérien doit faire prime.

Si la rédaction de la partie politique du rapport ne pose pas de problèmes majeurs, il en est autrement des aspects technico-économiques. Pour une raison bien simple à l’époque : personne, au Niger, n’a de connaissances sérieuses sur l’uranium. Heureusement, le Niger compte alors de nombreux amis hauts placés à l’EDF comme dans deux ministères techniques. Force est de le constater, ces amis font preuve de beaucoup plus de compréhension envers un pays pauvre ravagé par la sécheresse et la famine, que certains des représentants officiels et surtout officieux de la France. Ils fournissent sans hésiter les éléments de calcul qui nous permettront, entre autres, d’arriver aux prix de revient comparatifs de l’unité-fuel et de l’unité-atome.

Il nous faut aussi utiliser le portefeuille d’amitiés du Niger au Canada. Entre octobre 1973 et mars 1974, je vais quatre fois à Ottawa, les trois premières à titre officieux car je ne suis plus conseiller du président Diori depuis mars 1973, et la quatrième fois à titre officiel, avec une lettre du chef d’État nigérien, sans qu’il y ait eu pour autant changement de mon statut (Annexe 8). À chaque fois, j’en repars avec des faits, des chiffres, des arguments nouveaux pour étayer le dossier du Niger.

L’un des documents détaille le prix de revient du kWh nucléaire (0,75 cent américain, soit 1,875 francs CFA au taux de change du moment) et précise que la part d’uranium naturel consommé représente 3 % de ce chiffre. Le second nous amène à douter du sérieux des calculs de rentabilité du CEA, et nous fournissant le prix de revient du minerai canadien : avec une teneur trois fois plus faible, des difficultés d’exploitation énormes, des salaires très élevés, le prix de revient canadien est le même que celui d’Arlit...

Mon dernier séjour, comme je l’indiquerai dans mon compte-rendu au Président, sera particulièrement fructueux. Arrivé le lundi 11 mars 1974 à Ottawa, je repars pour Montréal et Paris le 13, après avoir rencontré, sans préavis spécial, M. Trudeau et plusieurs de ses ministres. Les instructions du Premier ministre du Canada à son principal adjoint, en ma présence, sont claires : « Il n’y a pas de secrets pour le Niger. »

À Paris, d’autres amis du Niger nous fournissent d’autres paramètres de base qui nous permettront de remonter la filière et de préciser la valeur comparative des énergies d’origine nucléaire et pétrolière.

À partir de là, nous arrivons aux conclusions financièrement étonnantes que voici :
— sur la base de l’équivalence énergétique, une tonne de concentré d’uranium produisant grosso modo autant d’énergie que 10 000 tonnes de pétrole, le prix actuel de la tonne de concentré d’uranium nigérien, soit 5 250 000 francs CFA rendu port européen, devrait être multiplié par 42 et atteindre donc 220 000 000 de francs CFA ;
— en partant du prix de revient du kWh fuel, on obtient, pour les centrales nucléaires françaises, un coefficient multiplicateur de 13,60 et un prix plancher de 7 000 000 francs CFA comme prix de la tonne de concentré d’uranium...

Dans ce contexte, le juste prix de la tonne de concentré d’uranium nigérien devrait se situer quelque part entre 70 et 220 millions de francs CFA. Inutile de relever que nous sommes enclins à nous accrocher au chiffre résultant du calcul basé sur l’équivalence énergétique.

Et les clients ? Ils ne semblaient pas faire problème. Par exemple, on m’avait appris à Ottawa que la Tennessee Valley Authority avait demandé, fin 1973, des offres échelonnées totalisant 43 000 tonnes de concentré. Pour sa part, la United States Atomic Energy Commission évaluait en décembre 1972, la puissance des réacteurs en service alors dans le monde, à 31 361 MW et à 246 638 MW la puissance des réacteurs commandés ou prévus. Sur la base de 225 kg de concentré d’uranium par MW installé et par an, cela signifiait, à terme, 55 000 tonnes/an de concentré...

Tout naturellement, le Président cherche à établir des contacts avec des sociétés pétrolières ou minières américaines, scandinaves, etc [11].

À la même époque, les centrales nucléaires françaises totalisent 2 500 MW installés tandis que 2 500 MW sont en cours d’installation, sans compter les 13 000 MW dont la construction avait été lancée par M. Messmer. Elles consommeraient donc 4 050 tonnes/an d’uranate à partir de 1980, d’où un déficit de 2 600 tonnes, même en prenant en compte la production de la France métropolitaine. Le Niger et le Gabon _l’Australie, l’Afrique du Sud et les Etats-Unis étant, pour des raisons diverses hors course_ apparaissent donc comme des fournisseurs irremplaçables.

Dans cette perspective, il nous semble que les négociations entre les deux délégations se dérouleront dans une atmosphère détendue et déboucheront rapidement sur un accord préservant les intérêts des deux parties. Il en ira autrement.

Les négociations seront d’autant plus dures que la mauvaise volonté du CEA paraît évidente dès le départ. Ses dirigeants ne semblent pas conscients du changement du rapport des forces. Ils semblent, de plus, ignorer, c’est évident, jusqu’aux directives des plus hautes autorités de leur pays. Le président Pompidou n’avait-il pas déclaré reconnaître en juin 1972, le droit des pays producteurs sur la propriété de leurs propres gisements ? M. Jean-François Deniau, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, n’avait-il pas affirmé que la France n’avait « aucun intérêt à maintenir des pays en état de sous-développement économique » ? Autant en emporte le vent pour le CEA, plus que jamais mercantiliste.

Sur leur lancée d’octobre 1972, ses dirigeants continuent de considérer, semble-t-il, que « la coopération franco-nigérienne aboutit, pour l’uranium, à une aide colossale » au Niger [12]. En effet, alors que les prix du pétrole s’envolent, M. Beulaygue, directeur général de la Somaïr _désigné par le CEA_ est reçu par le président Diori le 30 janvier 1974. Au chef d’État suffoqué, il annonce froidement que les prix de vente de l’uranium étant fixés trois années à l’avance, et vu la hausse des prix du soufre et du fuel, il faut s’attendre à une hausse du prix de revient de l’uranium, donc à une baisse du profit commercial...

Cette position paraît on ne peut plus incongrue à M. Taranger, directeur des Productions au CEA, donc chef hiérarchique de M. Beulaygue. Il se voit donc obligé d’écrire le 6 février à M. Noma Kaka, ministre nigérien des mines. Sans faire la moindre concession dans l’immédiat, il relève que Mr Beulaygue « connaît très mal les mécanismes commerciaux... »

Dès le 4 février, le Président en parle à M. Jean-François Deniau, venu à Niamey dans le cadre de la dixième réunion de la CFNU. Le Président fait comprendre à son interlocuteur qu’il ne peut accepter le point de vue de M. Beulaygue.

Le 12, il écrit au président Pompidou. Il y relève d’abord que « la crise mondiale de l’énergie a conduit la plupart des Puissances à faire un inventaire précis de leurs ressources en ce domaine et à réexaminer leur politique économique et industrielle, et parfois même leurs relations internationales. » Si le Niger suivait M. Beulaygue, ajoute-t-il, les espoirs qu’il a placés dans l’uranium « se trouveraient réduits à néant au moment même où d’autres pays fournisseurs de matières énergétiques voient s’accroître d’une manière spectaculaire leurs revenus financiers et, par suite, leurs espoirs d’un développement extrêmement rapide. »

Le Président Pompidou, alors dans la phase finale de la maladie qui devait l’emporter, lui répond le 7 mars. Sa lettre est empreinte de noblesse. Il place, pour la première fois, le problème de l’uranium dans son cadre naturel. Une revalorisation de l’uranium lui paraît normale, il se montre sensible à la volonté du Niger « de contribuer à la sécurité de notre approvisionnement en uranium » et propose une négociation tripartite franco-nigéro-gabonaise.

Le CEA change de tactique et on se retrouve, une fois de plus, devant le cas de figure classique d’un conflit franco-français : le Commissariat à l’Énergie Atomique est prêt à accepter une meilleure rémunération de l’uranium nigérien à la condition que l’État français _et non le CEA_ soit le payeur.

Cette optique nouvelle se manifeste dès le 15 février 1974, à la réunion du Comité technique inter-ministériel de l’uranium, par une déclaration de M. Taranger. « ... L’uranium nigérien étant pour la prochaine décennie indispensable à l’essor énergétique français », dit le porte-parole du CEA, le gouvernement français se trouve « contraint de faire un effort accru et important en ce qui concerne l’aide à apporter au Niger... [13]. » Quant aux taxes _qui elles, doivent être réglées par le CEA_ « il ne devrait pas être revenu sur ce qui a été écrit », déclare M. Taranger. Quelle sera l’ampleur de l’apport français ? « L’aide totale et souhaitable devrait atteindre, dit-il, quelques dizaines de milliards par an, pour permettre au Niger de décoller économiquement [14]. »

Donc, selon M. Taranger, l’uranium nigérien étant indispensable à la France, il propose que le gouvernement français prenne à sa charge, sous forme de contribution de plusieurs dizaines de milliards de francs CFA par an, le financement des livraisons d’uranium nigérien.

En clair, gouvernement français et CEA sont d’accord sur la nécessité d’augmenter dans des proportions considérables le prix de l’uranium nigérien, mais divergent sur celui d’entre eux qui doit régler la facture.

La « Conférence franco-nigéro-gabonaise » s’ouvre le 23 mars 1974 à Niamey. J’y suis depuis le 22 à la demande expresse du Président. Il souhaite de plus que je sois en permanence au Palais où se déroule la réunion.

D’entrée de jeu, les chefs des délégations nigériennes et gabonaises « ont exposé à la délégation française que le métal produit pouvait être considéré d’une part sous l’aspect commercial, que les délégations africaines n’entendent pas discuter pour le moment, et d’autre part sous celui d’un apport effectif à l’économie française qui, dans le cadre de la coopération établie entre eux, doit contribuer également au développement économique et social du Niger et du Gabon [15]. »

Le chef de la délégation nigérienne précise encore que la production du seul Niger, soit 1 000 tonnes/an, équivaut à 10 millions de tonnes de pétrole se traduisant par une économie en « devises de l’ordre de 150 milliards de FCFA et un allègement de dépenses pouvant être estimé de 80 à 100 milliards de FCFA... »

Face aux Africains, la délégation française conduite par M. Guéna, ministre de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat, refuse d’envisager la prise en compte de ces deux paramètres fondamentaux de la problématique de l’uranium nigérien. Elle refuse de « s’engager dans une évaluation de l’uranium par comparaison au pétrole sur le plan énergétique » , s’obstine à ignorer le facteur « devises étrangères », et se déclare tout juste prête « « à réexaminer le prix actuel du métal et à étudier un accroissement de l’aide. » » C’est une négation à la fois des dernières positions et du Président Pompidou et du CEA. C’est la recherche de l’épreuve de force, le défi, même si la délégation française, constatant « la divergence fondamentale » entre les deux positions, promet avant la suspension de séance, un mémorandum pour le lendemain.

Le président Diori me demande mon avis. Je propose de porter l’affaire sur la place publique, d’officialiser la position française, de relever ainsi la contradiction criante entre les déclarations des officiels à Paris et les agissements de leurs représentants. Le moment semble d’autant plus propice au Président qu’à New York, l’Assemblée générale des Nations Unies débat du problème des matières premières énergétiques et autres. Or, dans cette discussion, la délégation française apparaît comme le champion incontesté d’une juste rémunération des matières premières et même d’une stabilisation de leur prix.

Une seconde séance de travail a lieu en début de soirée. La délégation française s’accroche à sa thèse : elle se refuse à donner une surprime à l’uranium nigérien car, affirme son porte-parole, le kWh nucléaire produit en France à partir de ce métal coûterait alors plus cher que son équivalent allemand par exemple. Obnubilée par le concept de prix du marché mondial, elle veut aussi ignorer que, comme dans l’affaire du pétrole, les autres producteurs d’uranium aligneraient immédiatement leurs prix sur ceux du chef de file.

Durant cette séance, M. Boubou Hama, chef de la délégation nigérienne, « rappelle que la petite ville de Saint-Laurent-des-Eaux reçoit 300 000 000 F par an pour avoir permis l’installation sur la commune d’une centrale nucléaire... » Il aurait pu mentionner encore _c’était aussi dans le rapport_ que le CEA avait prévu, dans le calcul du prix de revient d’une de ses centrales, une redevance annuelle de 1,5 milliards de francs CFA aux 896 habitants de la commune de Fessenheim. Comment croire que les Nigériens ne soient pas ulcérés en comparant ces données avec le milliard de francs CFA que reçoit leur pays pour l’exploitation de leur patrimoine minier ?

Dès la fin de la seconde séance, je rejoins les président Diori et Boubou dans le petit salon. Ce dernier relate ce qui s’est passé, se montre quelque peu optimiste. Il faut attendre le mémorandum, dit-il. Le chef de l’État affirme, lui, que la position de M. Guéna ne l’étonne guère, que Houphouët ne pouvait pas le supporter quand il représentait la France à Abidjan, etc. Il considère que « la bataille pour la revalorisation effective de l’uranium ne fait que commencer. » Pour ma part, je réitère ma suggestion de porter l’affaire devant l’opinion publique française, de la prendre à témoin et de mobiliser tous les amis du Niger _et ils étaient fort nombreux alors_ pour exposer la thèse nigérienne.

Le lendemain, M. Guéna remet le mémorandum prévu. Force est d’admettre qu’il est basé sur des attendus très peu conformes à la vérité.

Ainsi, les prix de revient du kWh nucléaire et thermique sont qualifiés de théoriques, alors que celui du kWh thermique nous avait été communiqué par un très haut responsable de l’EDF. On y relève encore que si des centrales nucléaires et thermiques fonctionnaient 1 850 heures _au lieu de 6 à 7 000_, les prix du kWh seraient égaux [16]. Les auteurs du mémorandum affirment que l’extraction de l’uranium de l’eau de mer [17] coûterait quatre fois moins cher que le prix demandé par les Nigériens...

« Ces considérations de caractère objectif [18] et chiffré » une fois énumérées, le mémorandum relève les points suivants :
« ... La tendance récente à l’amélioration du prix de l’uranium dans les transactions internationales permet d’escompter une revalorisation du prix de l’uranium africain.
« La délégation française affirme la volonté de la France de... faire bénéficier les producteurs nigériens et gabonais des meilleures conditions qu’il est possible d’obtenir sur le marché...
« Elle se déclare prête à étudier avec le Niger et le Gabon les moyens d’exercer une action commune tendant à la revalorisation des prix internationaux de l’uranium.
« L’augmentation prévue de la production du Niger exercera également des effets positifs sur les recettes de ces pays. »

En somme, pour accroître leurs recettes, Nigériens et Gabonais auraient tout intérêt, selon M. Guéna, à tabler sur une revalorisation de l’uranium au niveau du marché mondial, et sur une augmentation de leur propre production d’uranium, plutôt que sur la prise en considération par Paris du caractère spécifique de l’uranium.

En conclusion, M. Guéna, sans se rendre apparemment compte du caractère humiliant de son offre, propose ce qu’on appelle en commerce une avance sur marchandises. En effet, selon le mémorandum, « le gouvernement français est disposé à faire bénéficier dès 1974 les États africains, par anticipation, d’une partie des revenus attendus de la revalorisation de l’uranium. »

Le Niger et le Gabon présentent un contre-mémorandum. Pour eux, « en dehors des paramètres calculables, il en est d’autres, et plus importants, qui ne relèvent pas du calcul : l’indépendance économique de la France, la garantie de pouvoir satisfaire à ses besoins énergétiques, une économie substantielle de devises à l’égard de l’Étranger et le renforcement de la zone franc, enfin la solidarité des trois pays qui, dans une politique concertée, représentent 15 % du marché mondial de l’uranium. »

En conclusion, les représentants africains demandent « à la délégation française si elle est disposée à ouvrir la négociation sur les bases de l’apport énergétique du Niger et du Gabon à l’économie française. » M. Guéna répond qu’il n’a pas mandat pour de telles négociations. Les pourparlers sont alors « suspendus ». M. Guéna rentre en France avec ses collaborateurs.

Le 27 mars _M. Georges Pompidou est à l’article de la mort et décèdera six jours plus tard_ le président Diori se résout à une ultime démarche diplomatique. Il lui adresse une lettre relevant que le gouvernement français se trouve « maintenant clairement et totalement informé de la position commune des gouvernements nigérien et gabonais », à savoir qu’ils « sont intimement convaincus de ce que les problèmes de l’uranium, de par leur dimension planétaire, exigent d’être placés sur le plan de la vie économique et du développement, et non pas seulement sur le plan commercial. » Il demande donc la reprise, « à Niamey, au plus tôt », et sur les bases précitées, des négociations franco-nigéro-gabonaises.

Dans une note datée du 2 avril 1974 de Paris, je rapporte à M. Diori Hamani le détail de ma visite au ministère de l’Industrie pour y rencontrer un ancien conseiller au Cabinet du président de la République du Niger, et membre de la délégation conduite par M. Guéna. Il me parle de la loi du marché, se rend compte qu’il peut y avoir épreuve de force, reconnaît franchement que « l’économie de marché est désavantageuse » pour le Niger, « mais on n’y peut rien » et ajoute que s’il s’agissait de multiplier par trois ou quatre le prix de l’uranium, « on pourrait discuter », « mais le Niger demande beaucoup plus » [19].

À partir de là, les événements se précipitent.

Georges Pompidou meurt le 2 avril 1974. Il est inhumé le 4 dans la plus stricte intimité. Le surlendemain, une cérémonie solennelle à sa mémoire réunit à Notre-Dame de Paris une vingtaine de chefs d’État. Le soir, invité par le président Diori à une entrevue dans son appartement de la rue Scheffer, nous discutons uranium. Le Président fait état de sa rencontre avec la Premier ministre, M. Messmer, sur le parvis de la cathédrale. Il lui avait dit : « Monsieur le Premier Ministre, je désire que la reprise des négociations ait lieu au plus tard le 17, car je compte partir le 19 pour intervenir à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU sur les matières premières. »

Le Président ajoute : « Messmer a certainement compris le sens de mes paroles... » M. Diori Hamani ne cache pas son optimisme. Moi non plus. Pour la première fois, le succès paraît à portée de main. Il me demande d’écourter un voyage prévu à l’étranger et de hâter mon retour à Niamey.

Le président Diori rentre au Niger le 9 avril.

Le dimanche 14, l’ambassadeur du Niger m’informe que la délégation française sera conduite par M. de Lipkowski et qu’elle arrivera à Niamey le 18 au matin. En conséquence, le Président a décidé de partir pour New York le 20 au lieu du 19. Moi-même, je suis attendu à Niamey le 16 ou au plus tard le 17.

Dans la nuit du 14 au 15 avril, un putsch élimine le président Diori Hamani de la scène nigérienne. À 72 heures de la reprise des négociations franco-nigéro-gabonaise, elles-mêmes se situant à 48 heures du départ du Président pour l’ONU.

De toute évidence, un certain milieu parisien avait opté pour la chirurgie.

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