13/5/77
Au moment du sommet de Londres, une interview exclusive de Paris Match
L’énergie. Elle sera le problème clé de la conférence au sommet qui s’ouvre samedi à Londres, où seront réunis en conclave les chefs des sept plus grandes puissances industrielles de l’Occident (Etats-Unis, Allemagne de l’Ouest, Japon, France, Grande-Bretagne, Italie, Canada). Mais peut-être l’énergie est-elle déjà devenue, tout simplement, le problème clé de notre temps. Celui qui - bien plus que toutes les idéologies - va dominer la politique mondiale de cette fin de siècle. Car l’échéance est là : notre planète va devoir faire face dans les années qui viennent à l’épuisement de ses sources traditionnelles, alors que les énergies de remplacement sont encore loin d’être au point. Comment affronter une telle situation ? Un homme, il y a quelques jours, a eu le courage de déchirer le voile : Jimmy Carter, le nouveau président américain. Parce qu’il est aussi le chef de la plus grande puissance consommatrice d’énergie, son appel a retenti sur le monde entier. Et particulièrement sur l’Europe, qui - à la différence de l’Amérique ou de la Russie - va se trouver tragiquement dépourvue devant la menace qui s’annonce. Et donc, de plus en plus dépendante à l’égard des pays producteurs. Quelle sera, dans la crise qui s’ouvre, l’attitude des maîtres du pétrole ? Celui qui nous a paru le plus qualifié pour éclairer cette question, tant par sa compétence que par les responsabilités dont il est investi, était le Shah d’Iran. Sa Majesté Impériale a bien voulu accorder une audience à notre envoyé spécial Georges Menant. Et répondre sans détour à des questions sans protocole. Une interview-document.
PARIS-MATCH. Le président Carter, chef de la plus grande puissance consommatrice du monde, vient d’engager son pays dans la voie des économies de pétrole- et spécialement, de pétrole importé. Les producteurs, Sire, n’ont-ils pas ressenti cela comme une menace pour leurs revenus ?
SA. MAJESTE IMPERIALE. D’abord laissez-moi vous faire remarquer qu’en lançant son appel, le président américain n’a fait que se rallier à mes vues... Je l’ai toujours dit : le pétrole est non seulement un produit rare, c’est un produit noble, qu’il est scandaleux de gaspiller comme on l’a fait jusqu’ici en le brûlant dans des moteurs. On me prenais pour un fou ! Et bien, l’heure de la vérité a sonné. Et je salue le courage du président Carter, qui n’a pas hésité à affronter la colère de certains milieux pour dire la vérité à son peuple.
P.M. Mais alors, ne craignez-vous pas d’être pris à votre propre piège ? Si vos ressources diminuent, c’est tout le développement de votre pays qui risque de se trouver compromis.
S.M.I. Rassurez-vous ! Les besoins du monde sont tels que nous n’aurons pas de difficultés pour vendre ou échanger notre pétrole. Pas avant 1990 au moins. Et à ce moment-là, nos puits seront presque vides.
P.M. Et si une percée technologique survient entre-temps, si des énergies nouvelles sont mises au point ?
S.M.I. Pas d’espoir pour cela avant dix ou quinze ans, tous les chercheurs le disent. Et quand je parle d’espoir, je parle du mien comme du vôtre. Car dans vingt ans, nous serons dans la même situation vous et nous : nous serons devenus, nous aussi, une grande puissance industrielle. Et nous aurons besoin d’énergies nouvelles pour remplacer le pétrole.
P.M. Etes-vous toujours aussi convaincu, Sire, que l’Iran sera une puissance industrielle dans vingt ans ? Déjà, on observe un ralentissement général de votre développement. De grands projets ont dû être ajournés. L’Iran, qui prêtait hier au monde entier, redevient emprunteur. Certains, même, n’hésitent pas à dire qu’on assiste à la fin d’un "boom" iranien.
S.M.I. Pas du tout. Nous avons des difficultés de main-d’oeuvre, mais il en est ainsi dans tous les pays en développement rapide : les hommes ont toujours de la peine à suivre les machines.
P.M. N’êtes-vous pas allé trop vite, trop fort ?
S.M.I. Possible. Mais il vaut mieux aller trop vite que trop lentement. De nos jours, le retard ne pardonne pas.
PM. On vous reproche de ne pas écouter assez les spécialistes...
S.M.I. Au contraire. Ma réussite a toujours été d’écouter attentivement ce que disent les spécialistes... et de faire le contraire !
P.M. On parle aussi de difficultés de paiement. De banquiers, d’industriels étrangers qui auraient de la peine à se faire payer...
S.M.I. Peut-être y a-t-il, parfois, certaines difficultés bureaucratiques. Mais mon pays a toujours honoré sa signature, et il est
connu pour ça.
P.M. N’empêche que vos ventes de pétrole ont considérablement diminué.
S.M.I. C’est vrai. Ou plutôt, cela a été vrai pendant quelques mois. A la fin de l’an dernier, nous avions même enregistré une baisse de 40%. Mais il a suffi que nous menacions nos acheteurs de les inscrire sur notre liste noire des fournisseurs. Ils sont revenus à toute vitesse ! Si bien qu’aujourd’hui, nous vendons plus de pétrole que jamais.
P.M. Bref, vous pensez toujours que l’Iran sera l’une des grandes puissances de l’an 2000 ?
S.M.I. Oui, et pour une raison qu’on oublie souvent : c’est que l’Iran n’est pas seulement un pays pétrolier. Nous avons bien d’autres ressources, et qui sont immenses. Du minerai de fer en quantité, à 70% de teneur. Du charbon pour des siècles, au moins trente milliards de tonnes. Et l’on en découvre tous les jours.
P.M. Il semble cependant qu’une fissure soit apparue dans le front des producteurs.
Vos voisins arabes, qui n’ont pas les mêmes besoins que vous pour le développement de leur pays, ont consenti des rabais sur les prix fixés par l’Opep.
N’avez-vous pas le sentiment d’avoir été trahi ?
S.M.I. Méfions-nous des grands mots !
P.M. Il reste, Sire, que vous passez pour le champion du pétrole cher. Et que vous semblez de plus en plus isolé dans cette position.
S.M.I. "Cher", qu’est-ce que cela veut dire ? Le pétrole, je le répéterai sans cesse, est un produit précieux : on en tire plus de 70 000 dérivés. Quels dérivés tirerez-vous jamais des énergies nucléaires, hydraulique, solaire ?
P.M. Alors, quel est, selon vous, le "vrai" prix du pétrole ?
S.M.I. C’est simple. Le prix du pétrole devrait atteindre - au moins - le prix des énergies de remplacement : celles qu’on tirera de la gazéification du charbon ou de l’exploitation des schistes bitumineux.
P.M. C’est aussi, semble-t-il, l’avis du président Perez, du Venezuela, qui était votre hôte la semaine dernière. Et l’on a beaucoup remarqué la similitude des positions exprimées dans le communiqué qui a clos vos entretiens.
S.M.I. Le Venezuela est dans la même situation que nous. C’est un pays étendu, peuplé, avec un sous-sol plein de promesses. Un pays qui a le pouvoir - et donc, le devoir - de se développer rapidement.
P.M. Est-ce l’amorce d’un axe Téhéran-Caracas, qui s’établirait par-dessus la tête des Arabes ?
S.M.I. Si axe il devait y avoir, disons que ce serait l’axe de la raison. Et d’ailleurs, vous allez voir bientôt les Arabes modifier leur attitude en matière de prix.
P.M. Pourtant, le ministre séoudien du pétrole, le cheikh Yamani, disait hier encore qu’un renchérissement du pétrole risquerait d’affaiblir les pays occidentaux et donc, de faciliter l’arrivée des communistes au pouvoir.
S.M.I. Il ne savait pas ce qu’il racontait, le pauvre Yamani ! Comme si la force de vos communistes résidait dans le prix du pétrole !
Comme si elle dépendait d’autre chose que de votre capacité à mettre de l’ordre dans vos affaires !...
P.M. Et si le cheikh Yamani avait raison ?
S.M.I. Et bien, devenez communistes, tant pis ! Moi, je ne me laisserai pas prendre à ce chantage-là, à cette menace du communisme que l’Occident brandit pour continuer de nous exploiter.
P.M. Il s’agit de l’Occident européen, Sire, et vous savez bien qu’il est fragile. L’Amérique, elle, s’en tirera toujours : après son pétrole, elle aura son charbon, ses schistes. Mais l’Europe n’a rien, ou presque.
S.M.I. Vous avez l’atome. C’est même un domaine où vous êtes en avance sur tout le monde. Et particulièrement vous, Français.
P.M. En attendant, il nous faudra vivre avec du pétrole importé. Or, les Américains estiment que le prix du pétrole, qui a quadruplé depuis 1973, devrait encore quadrupler d’ici à 1985. Comment les Européens pourront-ils supporter ce choc ?
S.M.I. Eh bien, je vous fais une proposition. Passez-vous des compagnies, et donnez la préférence à l’Iran. Chaque fois que vous nous achèterez directement pour 1 000 F de pétrole, nous vous commanderons pour 500 F de fournitures.
P.M. Merci. Mais à qui revendrions-nous les 500 F de pétrole restant ?
S.M.I. C’est votre affaire. Voilà mon offre.
P.M.I. Il n’y aurait que le tiers monde comme acquéreur ! Et le tiers monde souffre déjà tragiquement de l’augmentation des prix.
S.M.I. Le pétrole pèse très peu dans le budget du tiers monde. Songez que l’Inde, qui est un continent, avec 6 ou 700 millions d’habitants, je ne sais plus, consomme moins de pétrole que la Hollande !
P.M. Oui, mais le tiers monde souffre aussi du renchérissement des produits manufacturés, lui-même consécutif au renchérissement du pétrole.
S.M.I. Et le renchérissement du sucre, du phosphate, de quantité de minerais ? On en parle très peu. Or, qui produit la plupart de ces matières premières, sinon le tiers monde ?
P.M. Tout de même, Sire, il faut bien admettre que cette spirale des augmentations risque d’avoir les pires conséquences.
Et pas seulement pour le tiers monde, mais pour le monde entier.
S.M.I.Alors, qu’on fasse une conférence mondiale. Et qu’on décide : premièrement, d’échelonner la consommation des ressources en énergie ; deuxièmement, d’équilibrer les niveaux de vie entre les peuples.
Car si l’on continue ainsi - je veux dire si vous, les pays industriels, continuez de fonder votre enrichissement sur l’exploitation des autres
, si vous refusez d’admettre que votre standard de vie doit être seulement celui que vous aurez mérité par votre travail - alors, oui, je pense qu’une guerre mondiale est probable avant la fin du siècle.
P.M. Et dans ce cas, de quel côté serait l’Iran ?
S.M.I. De votre côté, malheureusement ! Car d’ici là, nous serons devenus, nous aussi, une puissance industrielle...
P.M. A ce propos, Sire, on vous reproche souvent de consacrer une part exorbitante de vos revenus à l’achat d’armements. Qu’en pensez-vous ?
S.M.I. L’Iran doit pouvoir assurer la sécurité du Golfe - qui est aussi celle de votre ravitaillement en pétrole, ne l’oubliez jamais. Et quel autre pays de la région pourrait le faire ?
P.M. D’où votre intervention à l’appel du sultan de Mascate, dont le trône était menacé par une rébellion. Mais cette petite affaire politique était-elle une vraie menace pour la sécurité du Golfe ?
S.M.I. Ici, le moindre incident peut prendre très vite des proportions dramatiques. Vous vous êtes beaucoup émus des quelques tonnes de pétrole répandues en mer du Nord par la rupture du puits d’Ekofisk. Imaginez ce que serait le sabotage d’un seul pétrolier géant dans le détroit d’Ormuz ! Toute la faune et la flore du golfe anéanties pour toujours.
P.M. Ces préoccupations écologiques vous honorent, Sire. Mais on dit aussi que vous songez à vous doter d’un arsenal nucléaire...
S.M.I. Absolument pas. Et là, ma doctrine est très claire. Je ne désire qu’une armée classique. Mais une armée assez puissante pour repousser l’attaque de n’importe quel adversaire - jusqu’au point où cet adversaire serai tenté d’employé la bombe atomique. Et alors là, ce serait à l’Occident de faire jouer ses moyens de dissuasion. Car si l’Occident permettait notre destruction, il se détruirait lui-même.
P.M. Que pensez-vous des récents événements d’Afrique ? Et notamment, de l’implantation russo-cubaine en Afrique de l’Est, région clé pour le contrôle des routes du pétrole ?
S.M.I. Je vous répondrai par une question, qui contient tout le problème : jusqu’où ira la décadence de l’Occident ?
P.M. Il semble que le nouveau président américain, lui, soit un homme décidé. En tout cas, Sire, il vient de nous le montrer avec le pétrole...
S.M.I. C’est pourquoi il me plaît. J’aime les gagneurs.
INTERVIEW RECUEILLIE PAR GEORGES MENANT