Des interviews exclusives de Dja-Apharou ISSA IBRAHIM, ami et confident de Jacques Baulin, responsable par donation de l’intégralité des documents constituant le fond, et président de l’association sont actuellement publiées dans la rubrique présentation.
Les trois ouvrages de J. Baulin : Conseiller du président Diori, La politique africaine d’Houphouët-Boigny et La politique intérieure d’Houphouët-Boigny
seront disponibles sur le site en version iBook et en version Pdf dès septembre
2009.
récépissé d’un envoi recommandé
13, Boulevard Hausmann
Paris
Le 21 Décembre 1968
Monsieur le Président de la République,
Abidjan - Côte d’Ivoire
L’affaire du blé
Monsieur le Président,
Je rentre d’un ultime séjour à Montréal et à Ottawa et j’espère ne plus avoir à y retourner avant longtemps, car j’y étais extrêmement gêné. Je vais essayer d’expliquer ci-dessous ce qui se passe au Canada.
La situation qui prévalait dans la capitale canadienne, le 17 décembre, date de mon départ pour Paris, peut être décrite par un mot : l’ahurissement. Tous les officiels y sont désorientés et le gouvernement se demande comment un geste qu’il voulait amical a pu se transformer en machine de guerre contre lui.
Pour bien saisir la raison de l’étonnement des dirigeants canadiens et comprendre leur état d’âme, il est nécessaire de préciser l’image de la situation telle qu’elle apparaît là-bas. Voici donc comment ils voient le déroulement des choses.
Le 28 novembre 1968, J. Baulin, que M. Trudeau et son entourage connaissent bien, informe Ottawa que le Ministre ivoirien Konan Bédié lui a donné des instructions par telex, officiellement, pour qu’il demande non pas 15.000, mais si possible 30.000 tonnes de blé en don, avec la seule réserve d’une notification officielle du gouvernement canadien.
Entre le 28 novembre et le 3 décembre J. Baulin envoie, telex sur telex - cinq au total - à Montréal, faisant part de l’insistance du Ministre Konan Bédié pour qu’il y ait, à tout prix, une déclaration officielle du gouvernement canadien à propos du don de blé.
Premier étonnement des Canadiens
Les autorités fédérales s’étonnent de cette insistance de Bédié à vouloir officialiser le don - alors que le Niger n’a pas cru nécessaire de le faire - mais finissent par donner suite au désir du Ministre ivoirien. Ainsi :
Deuxième étonnement des Canadiens
Le 5, c’est-à-dire le lendemain de l’officialisation, par Ottawa, à la demande insistante et pressante du ministre Bédié, du don de blé, M. Paul Martin envoie un télégramme à son gouvernement et y rapporte que le même ministre lui a expliqué, avec force détails, une histoire de commissions et lui a dit qu’il ne pouvait accepter le don que s’il est sans frais et sans fret.
Le gouvernement canadien, tout en s’étonnant que ces problèmes n’aient été soulevés qu’après l’officialisation du don et ayant le sentiment d’être mis au pied du mur, car il ne peut plus reculer, accepte de livrer le blé à Abidjan, à titre totalement gratuit.
Troisième étonnement des Canadiens
Le mardi 10 décembre, Abidjan fait remarquer qu’il n’y a pas de place dans ses silos. A Montréal on cherche et on trouve une solution.
Le 12 décembre, le Président Diori accepte cette solution et propose de stocker sa quote part de blé ailleurs qu’à Abidjan.
Toujours le 12 décembre, J. Baulin reçoit et répercute le lendemain à Ottawa pour dégager sa responsabilité, un telex
du ministre Bédié lui demandant "de ne plus intervenir dans l’opération don de blé canadien...".
Quatrième étonnement des Canadiens
Ce même jour, dans l’après-midi, l’Ambassade de Côte d’Ivoire à Paris publie un communiqué affirmant, entre autres que "la Côte d’Ivoire n’a, à aucun moment, demandé du blé à qui que ce soit... et ne peut donc l’accepter".
Ce communiqué apparaît incompréhensible à Ottawa car, non seulement ce blé a été demandé - le telex du 28 novembre de M. Bédié en fait foi - mais il a aussi été "accepté" par le Chef de l’Etat et le Ministre, à la seule condition qu’il n’y ait pas de frais.
Je tiens à relever ici que ce communiqué a paru tellement surprenant même au directeur du Service Afrique de l’AFP de Paris, qu’il a refusé de le diffuser, seule l’Agence Reuter s’étant empressée de le faire.
Le lendemain, le 13, interpellé, M. Trudeau s’étonne au Parlement "de ces informations en provenance de Paris" et réaffirme que ce blé lui avait été demandé.
Cinquième étonnement des Canadiens
Le 14 décembre, une dépêche AFP rapporte que selon les milieux autorisés d’Abidjan :
Ces deux assertions émanant, d’après l’Agence France Presse, des milieux officiels ivoiriens, ont paru invraisemblables aux autorités d’Ottawa. En effet :
bien supérieur au blé français et son prix minimum à l’exportation est supérieur de 30% au blé français.
Sixième étonnement des Canadiens
Le 16 décembre, la situation est devenue encore plus complexe par un nouveau communiqué de l’Ambassade de Côte d’Ivoire à Paris, diffusé par l’AFP et qui contredisait le précédent communiqué de l’Ambassade : en effet l’Ambassade affirmait que la Côte d’Ivoire acceptait et cédait sa quote-part du blé reçu du Canada au Niger. A Ottawa on n’était pas d’accord sur cette cession et l’on s’étonnait donc du geste ivoirien.
Septième étonnement des Canadiens
Le 17, j’étais alors à Ottawa, essayant quand même, sur la base de la dépêche précédente, d’arrondir les angles, quand est tombée une nouvelle dépêche AFP signalant que l’Ambassade de Côte d’Ivoire à Paris avait demandé d’annuler précisément sa dépêche de la veille... Les officiels ne cachaient plus leur ahurissement.
A mon retour, à Paris, le lendemain matin, j’ai téléphoné à l’Ambassadeur Appagny pour demander ce que signifiaient ces deux communiqués des 16 et 17 décembre. Il m’a répondu qu’il ne savait pas qu’ils avaient été publiés, car il avait demandé à Ablé, sur instruction téléphonique d’Abidjan, de ne pas diffuser le premier....
Monsieur le Président,
Il faut admettre que ces péripéties ont de quoi désorienter les dirigeants canadiens. Refusant de croire à une suite de malentendus, ils ne comprennent pas comment un pays peut refuser un cadeau qui a été demandé officiellement par le ministre responsable. Ils ne comprennent surtout pas comment, pour pouvoir refuser ce cadeau, un ministre en arrive à nier sa propre signature non pas sur un document, mais sur plusieurs ; ils se disent que si le ministre le fait, ce ne peut être que pour des raisons d’importance vitale, pour des raisons d’Etat. Et ils cherchent, précisément, ces raisons, sans les trouver ni sur le plan économique, ni sur le plan éthique.
La tournure qu’a prise cette affaire à Abidjan aussi bien qu’à Montréal et à Ottawa me fait regretter amèrement de ne pas vous avoir entretenu de cette affaire quand il en était encore temps : Vous me l’avez d’ailleurs reproché vivement. Ma grande erreur a été de croire que le ministre Bédié constituait une "couverture" suffisante ; à ma décharge je me dois de relever que Bédié lui-même m’y incitait, puisque dans son telex du 3 décembre il m’écrivait sans ambages :
Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de mes sentiments dévoués et déférents.
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