Préparé le 7/1/73
Q. Vous venez d’arriver à Gaya avec toute la flotte fluviale. Quels sont les sentiments qui vous animent en ce moment ?
R. Il me faut citer, tout d’abord, un sentiment de soulagement. L’entreprise a pu en effet être menée à bonne fin. Ensuite, un sentiment de satisfaction puisque nous avons réussi plusieurs "premières". En effet, jusqu’à notre arrivée à Gaya aucune flotte fluviale, de type commercial en particulier, n’avait pu relier cette ville à l’océan. Aucun bateau, avec une cargaison de marchandises, n’avait pu vaincre les rapides de Bajibo réputés infranchissables. De même les écluses géants du barrage de Kandji n’avaient pas servi à grand chose jusqu’à présent.
Q. Quelles sont les difficultés auxquelles vous avez fait face pour la matérialisation de ce projet ?
R. Il nous a fallu d’abord engager une course contre la montre. Il suffit de se rappeler que depuis la signature de la convention entre les gouvernements du Niger et du Canada, il ne s’est écoulé qu’un peu plus de dix mois. Nous avons été obligés d’aller très vite pour profiter des hautes eaux du fleuve et être ainsi à même de relier Gaya à Port-Harcourt durant la crue 1972-1973. En d’autres termes en gagnant deux mois de temps, nous gagnions toute une année. En dix mois, une firme de génie maritime de Montréal a préparé les dessins di pousseur et des barges ; une seconde firme canadienne en a entrepris la construction à un rythme on ne peut plus accéléré, en dépit d’une grève inopinée du chantier naval construisant le pousseur. Puis, nous avons pu trouver à temps un cargo capable de transporter du Canada au Nigéria trois barges longues chacune de 60 mètres et d’un poids unitaire de 230 tonnes, sans compter le "Saban Maza" notre pousseur de 1.500 c.v. Enfin, dans cette limite de temps de dix mois, notre flotte fluviale a réussi à rallier Gaya en partant de Port-Harcourt.
Q. Si je ne m’abuse, vous avez mis deux bons mois pour remonter le fleuve.
R. Oui, presque deux mois. Pour gagner une année, nous avons pris un risque calculé, celui de réduire les essais au minimum. Par ailleurs aucun des membres de l’équipage ne connaissait le matériel ainsi que la tenue sur l’eau du pousseur et des barges. Ensuite, nous avions décidé de prendre un autre risque calculé, à savoir de confier la flotte à un équipage composé en totalité d’Africains : du commandant du pousseur jusqu’au simple matelot de pont, en passant par l’ingénieur mécanicien et le chef d’équipage, on n’y trouve aucun expatrié. Nous n’avons à bord que des citoyens du Niger et du Nigéria. Mieux encore, une bonne moitié du personnel n"avait jamais mis auparavant le pied sur un bateau. Ceux qui ont amené le convoi jusqu’à Gaya m’ont donné pleine satisfaction sur le triple plan de l’efficacité dans les manoeuvres, de la bonne volonté générale et de l’esprit d’équipe. Il me suffit de relever que durant la traversée des rapides de Bajibo, la capitaine nigérian a manoeuvré tout seul. Et pourtant, jusque là son expérience se limitait au seul
delta. Aucun des cadres et des membres de l’équipage n’avait remonté le fleuve au delà d’Onitsha. Tout cela est très encourageant.
Il faudrait encore ajouter les difficultés de coordination - bien naturelles pour une première remontée - avec les autorités nigérianes chargées de l’administration du fleuve, les déplacements continuels des bancs de sable, un balisage insuffisant du chenal de navigation, et les difficultés de communications radiophoniques, pour avoir une image à peu près complète des difficultés rencontrées.
Ceci dit, je crois qu’en dépit de tous ces obstacles, nous aurions pu remonter quand même le fleuve en trois semaines si nous n’avions pris également le risque calculé de le faire dans des conditions normales de navigation à pleine charge, c’est-à-dire de rechercher la rentabilisation maximum de la flotte dès le départ.
Q. Quelles conclusions tirez-vous de ce voyage ?
R. Je pense que la plus importante, c’est que nous avons administré la preuve que la navigation sur le fleuve Niger est
possible. Nous avons transporté 1.200 tonnes de produits pétroliers - soit l’équivalent d’une cinquantaine de gros camions-citernes - de Port-Harcourt à Gaya ; nous avons déchargé par ailleurs 600 tonnes de gas-oil à Jebba, au Nigéria. Cela ouvre des perspectives nouvelles au Niger, dans le domaine de l’importation et de l’exportation. En abaissant dans une grande mesure le prix de transport de certains produits, on crée des possibilités d’exploitation et de commercialisation à l’étranger de minerais provenant des gisements situés le long du fleuve.
Q. Que ferez-vous dans l’immédiat ?
R. Dans l’immédiat, nous nous attacherons, en coopération avec le Nigéria, à faciliter davantage la navigation par la mise en place d’un balisage adéquat et une surveillance accrue du comportement du lit du fleuve. Je suis convaincu que très bientôt le Niger deviendra une voie de communication majeure, un Rhin en miniature, au moins durant les six ou sept mois de la période de crue. Dans une
phase ultérieure, la construction d’un barrage à Kaindadji, en régularisant le débit du fleuve, permettre une navigation douze mois par an. Il me faut relever ici que le Nigéria se montre également très intéressé par l’édification d’un tel barrage dans la mesure où il augmentera la rentabilité du barrage de Kaindji.