Centre d’information et de Documentation Ivoirien
TAITBOUT 59-58
50.40
LE DIRECTEUR
jb/dh
13. BOUL. HAUSSMANN
PARIS-IX°
le 24 novembre 1968
S.E. Monsieur Hamani Diori
Président de la République du Niger
Niamey
Monsieur le Président,
Ma mission en Israël est un échec total. Jugez-en.
Cela faisait plus d’ un an que mes amis israéliens - certains, vieux de 15 ans, et actuellement très hauts fonctionnaires de l’ Etat - me demandaient de venir en Israël. Je viens d’ y passer quatre jours de discussions interminables avec un très grand nombre de personnalités, dont :
- a- Monsieur Herzog, directeur de Cabinet et éminence grise du premier ministre Eshkol ;
- b- Monsieur Moshe Sasson, ex-ambassadeur d’ Israël en Turquie, le plus grand spécialiste israélien des problèmes arabes et "ministre clandestin" des territoires arabes occupés ;
- c- Monsieur Shlomo Hilel, ex-ambassadeur à Abidjan, et actuel chef du bureau arabe du ministère des affaires Etrangères ;
- d- Madame Vered, son adjointe ;
- e- Le colonel Shahar, porte-parole du Haut-Commandement ;
- f- Le gouverneur militaire israélien de la région de Bethlehem ;
- g- Trois maires arabes de cette même région ;
- h- Deux amis journalistes arabes - l’ un d’ eux avait été invite en Côte d’ Ivoire - et dont les adresses m’ ont été fournies par les Israéliens.
Je donne ci-dessous l’ impression que j’ ai retirée de ces longues discussions :
1°- L’ état d’ esprit des Israéliens
Du haut en bas de la hiérarchie du peuple israélien, s’ il y a une expression pour dénoter leur état d’ esprit, c’ est : "la victoire leur est montée à la tête". Leur pacifisme d’ antan n’ est plus qu’ un souvenir, et c’ est tout juste s’ ils se donnent la peine de l’ utiliser encore comme façade.
Ils sont devenus militaristes dans la mesure où ils pensent qu’ ils sont les plus forts et le RESTERONT. Ils méprisent et, pire sous-estiment leurs adversaires arabes.
Ils sont devenus annexionnistes dans la mesure où, contrairement à ce qu’ ils affirment officiellement, ils ne désirent nullement utiliser leurs conquêtes territoriales comme monnaie d’ échange contre la paix, mais veulent en garder une bonne partie, les COLONISER, et IMPOSER LEUR PAIX aux Arabes.
Le raisonnement israélien, qui prend sa source dans leur certitude de l’ invincibilité de leurs armes, est le suivant :
- a. Nos conquêtes territoriales sont telles que l’ Egypte et la Jordanie sont dans une position intenable, avec la fermeture du canal de suez d’ un côté, et de l’ autre le danger pour le roi Hussein de voir le séparatisme latent de la partie palestinienne de son pays se cristalliser et déboucher sur une sécession.
- b. Cette situation ne peut se prolonger longtemps pour ces deux pays. "Ne pouvant réagir militairement", ils seront obligés de chercher un arrangement avec Israël en consentant aux sacrifices territoriaux nécessaires...
- c. Aucune solution par l’ intermédiaire de l’ ONU n’ est valable, parce que "nous n’ avons absolument aucune confiance dans l’ ONU".
- d. La présence russe en Méditerrannée est en train de prendre beaucoup d’ ampleur. Parmi les pays arabes du pourtour, l’ Egypte, l’ Algérie et la Syrie sont franchement hostiles aux Etats-Unis, tandis que les autres craignent de se compromettre avec l’ impérialisme américain. Israël donc - soutenu par l’ électorat juif américain - est le seul point d’ appui américain. Face aux Russe et à leur menace permanente en Méditerrannée, les Etats-Unis sont condamnés à soutenir Israël...
Les Israéliens ne veulent même pan entendre les arguments qu’ on peut leur opposer. Ainsi, ils ont réfuté tous les miens. Et pourtant, je pense qu’ ils n’ étaient pas totalement dépourvus de logique ; En voici un certain nombre :
- a. Un jour ou l’ autre, les Arabes apprendront à se servir des armes mises à leur disposition par les Russes. Ceux-ci, en cinq ans, de 1945 à 1950, ont pu donner à une ex-colonie japonaise, la Corée du Nord, peuplée d’ analphabètes comme l’ Egypte, une armée solide qui a failli jeter les armées américaines à la mer. la même chose pourrait arriver en Proche Orient.
- b. Les Israéliens ne peuvent plus "faire mal" à l’ Egypte, ils peuvent tout au plus l’ égratigner : le ciel égyptien sera défendu au besoin par les Russes et les lignes de communication israéliennes sont trop longues et à découvert au Sinal.
- c. Les Russes qui ont pris en mains la défense de l’ Egypte se doivent de montrer à leurs amis arabes qu’ ils ne laissent pas insulter impunément par les Israéliens.
- d. Contrairement à ce que les Israéliens croient, après les élections présidentielles, les Etats-Unis, pour se sortir du guêpier vietnamien, sont fort capables de sacrifier les conquêtes territoriales israéliennes.
- e. Il est vrai que la création d’ une Palestine indépendante - voulue de tout temps par ses habitants - sera un facteur de paix et de stabilité dans la région. Mais il est illusoire de croire qu’ on peut la créer en présence de troupes israéliennes, car ses initiateurs palestiniens seront automatiquement considérés comme des Quislings, et l’ idée même de Palestine indépendante sera entachée à jamais. Mais si par contre Israël se retirait de la partie palestinienne de la Jordanie, en acceptait la neutralisation sous l’ égide de l’ ONU et jusqu’au traité de paix israëlo-arabe, les élites palestiniennes seraient alors libres d’ agir. Et tout le monde sait en Proche Orient qu’ elles agiraient dans le sens de l’ indépendance.
- f. L’ abandon par l’ Egypte du nationalisme arabe et son retour au nationalisme égyptien de 1900-1941, constitueraient un autre facteur de paix et de stabilité. Depuis les déceptions arabes de l’ Egypte, c’est-à-dire depuis 1961, un fort mouvement vers l’ égyptianisme, contre le fédéralisme, et à fortiori contre l’ unité arabe, se dessine dans les milieux intellectuels du Caire. Cette tendance, grosse de paix et de stabilité pour le Proche Orient, ne peut se cristalliser tant que les Israéliens occuperont une portion du territoire égyptien ; en effet,
l’ Egypte croira que seule sa solidarité avec les autres victimes arabes d’ Israël, lui permettra de récupérer ses terres
2°- L’ état d’ esprit des Arabes.
La rive occidentale du Jourdain, si elle faisait partie, depuis 1949, du royaume hachémite de Jordanie, est peuplée de palestiniens, gens doublement traumatisés puisqu’une partie de leur pays est devenu Israël, tandis que l’ autre est devenue la Jordanie.
Leur attitude actuelle est fonction de ce double traumatisme :
- a. Ils admettent volontiers qu’ ils s’ attendaient à subir un régime d’ occupation beaucoup plus dur ; effectivement, les postes de télévision et de radio de la population arabe en zone occupée sont branchés continuellement et ouvertement sur les stations de Jordanie et d’Egypte, les Israéliens ne réagissent pas.
- b. Des responsables palestiniens m’ ont affirmé que le nombre de maisons dynamitées par les troupes d’ occupation n’ est pas de 150 comme le prétendent les Israéliens, mais de 2.000 au moins ; effectivement, il semble que plus d’ une centaine de logements aient été dynamités rien qu’à Jérusalem et rien que pour dégager le Mur des Lamentations.
- c. Les Palestiniens voudraient arriver à créer leur propre Etat, sans pour autant avoir à collaborer avec les Israéliens et à passer donc pour des traîtres à la cause arabe : ceci m’ a été affirmé ouvertement par les trois maires arabes de la région de Bethléhem.
- d. Le problème de Jérusalem constitue un obstacle majeur. Les Israéliens sont décider à la garder et les Palestiniens disent qu’ ils ne peuvent concevoir une Palestine indépendante sans Jérusalem. Des deux côtés, le sentimentalisme pour Jérusalem, couvre aussi un problème financier : c’ est en effet un atout touristique sans égal : elle rapportait à la Jordanie quelque 10 milliards de CFA par an, et en rapporte encore plus à Israël car maintenant les touristes juifs aussi peuvent y affluer.
Monsieur le Président,
Il découle de ces prémisses une seule conclusion, et elle vous est connue : la paix ne reviendra en Proche Orient que si l’ URSS et les USA s’ entendent pour imposer une solution commune.
Je vous prie d’ agréer, Monsieur le Président, l’ expression de mes sentiments dévoués et déférents.
RÉCÉPISSÉ D’UN ENVOI
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