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Le partage du pouvoir - Ouvrages - La politique intérieure d'Houphouët-Boigny - Fonds d'archives Baulin
La politique intérieure d’Houphouët-Boigny
Le partage du pouvoir

La consolidation de la bourgeoisie terrienne

_ L’épilogue de ces “complots” où la réalité de la lutte pour le monopole du pouvoir se trouvait camouflée par des considérations ésotériques, des accusations de tentatives d’assassinats fétichistes, de jets de cauris et autres maléfices, aura pour cadre la résidence du président Houphouët-Boigny à Yamoussoukro. Le 9 mai 1971, y sont convoqués tous les membres du Conseil national, ainsi que les « anciens détenus » dont la plupart avaient été libérés le 4 août 1966, et les derniers (Mockey, Koné, Banny, Aoulou, Sidibé, Camille Gris et Paul Anaky) le 11 mai 1967. On n’y parle plus ni de coupables, ni de condamnés, ni même d’inculpés. Au moment où se tient ce « rendez-vous de la réconciliation, » la fameuse prison qui les hébergea a été rasée au sol depuis deux ans.
« Mes chers frères, leur déclare le président Houphouët-Boigny, j’aimerais que vous sentiez combien est grande et profonde, la joie qui, en cet instant, m’habite en vous accueillant aujourd’hui à Yamassoukro, et surtout en vous retrouvant tous sains et saufs , après les moments sombres qui ont secoué notre pays au cours des trois premières années de son indépendance.
« Il nous faut à présent, poursuit le Président, tirer les leçons des deux graves [1] crises de confiance._ Il met ensuite en relief les « circonstances nationales et mondiales » qui entourèrent ces « crises de confiance » et en expliquent « les développements, les conséquences et les répercussions… » [2]
Dix ans plus tard, lors de la réunion du Conseil national du 12 juin 1980, il reconnaîtra qu’« il n’y a jamais eu de complot en Côte d’Ivoire, ni de menace de coup d’État. » Il rejettera la responsabilité de ces événements sur la « machination d’un individu envieux [3] désirant obtenir par tous les moyens un poste de haute responsabilité » [4]. Ce bouc émissaire s’occupant essentiellement du côté “technique” du montage des complots a joué sans doute un rôle important, mais somme toute secondaire. Le Président l’avait sanctionné en le nommant ambassadeur au Liban.
La raison profonde du « Rendez-vous de la réconciliation » de 1971, de sa mise en scène à Yamoussoukro, il convient de la rechercher ailleurs.
A mon sens, on peut le considérer d’abord comme la consécration de l’échec de la classe des planteurs à garder le monopole du pouvoir ; et aussi comme une prise de conscience de la nécessité de se rapprocher des différentes sections de la bourgeoisie pour préserver le leadership des planteurs à la tête de l’État et du Parti.
Le Président avait lui-même énoncé les données et les limites de cette stratégie nouvelle en déclarant : « Laissant aux aînés les postes politiques, c’est à vous, jeunes, que nous venons de confier les postes techniques pour lesquels vous avez été préparés. » Au demeurant, cette stratégie, découlant du double constat cité ci-dessus, avait commencé déjà à recevoir un début d’application, au plan gouvernemental comme à celui du P.D.C.I., par la nomination de plusieurs représentants des couches-parias à des postes de direction.
Les prolégomènes de ce virage remontent en fait assez loin, à 1964-1965, années charnières, il convient de le rappeler, de l’histoire de l’État ivoirien.
Au lendemain même des « complots », le président Houphouët-Boigny avait commencé à réaliser l’impossibilité de monopoliser bien longtemps le pouvoir économique et politique. La nécessité de le partager un jour avec les différentes composantes de l’élite lui paraissait inéluctable. Brimer ou même simplement brider la bourgeoisie d’affaires naissante s’avérait difficile. Comment, par ailleurs, gouverner, c’est-à-dire disposer à son gré des différents instruments de l’appareil d’État, avec une fonction publique cachant difficilement son hostilité ou du moins pratiquant la résistance passive ?
Pour faire face à la situation et retarder, dans la mesure du possible, l’échéance fatidique du partage du pouvoir, il recourra à une tactique dont on ne peut nier le caractère éminemment original : il essaiera à la fois de renforcer et d’étendre les assises de la classe des planteurs, tout en lâchant progressivement du lest au plan des fonctionnaires, et en menant un combat de retardement à celui de la bourgeoisie d’affaires et de l’intelligentsia en général.
Pour atteindre son premier objectif, il prendra l’initiative unique dans l’histoire, du moins à notre connaissance, de toute une série de mesures pour augmenter quantitativement le nombre de planteurs, notamment en
poussant les dirigeants du régime à se transformer en planteurs. Il les convoque donc à Yamoussoukro le 13 mars 1965 et officialise sa tactique en leur déclarant :
« Si j’ai tenu à ce que les responsables à tous les échelons : politique, administratif, législatif se réunissent ici, c’est parce que je veux renouveler à tous un appel pressant : il faut que chacun de nous fasse retour à la terre… »
Et il précise les normes : chaque ministre doit créer, au minimum, une plantation de 15 hectares, chaque député ou membre du Conseil Économique 10, les chefs de service 5, etc.
« Tous iront bien au-delà de ce que nous attendions », dira plus tard le président Houphouët-Boigny qui ajoutera : « C’est peut-être la plus belle satisfaction de ma carrière politique. »
Effectivement, les directives présidentielles et la disponibilité des crédits ont dû porter rapidement des fruits, puisqu’une année plus tard, en accueillant les députés à l’ouverture de la nouvelle session de l’Assemblée nationale, son président, M. Philippe Yacé, pourra déclarer :
_ « L’ouverture de cette session, mes chers collègues, vous a certainement arrachés à vos préoccupations agricoles…
« En effet l’écho nous est parvenu favorable et encourageant, de vos réalisations agricoles pendant les vacances parlementaires. Vous avez mis à profit le premier comice, poursuit-il, … pour créer de nouvelles palmeraies, améliorer les anciennes plantations de café quand vous ne les reconvertissiez pas en plantations de cacao : vous avez étendu les bananeraies, développé les champs de cultures vivrières…
« Vous avez ainsi pris conscience de l’importance qui s’attache aux paroles du chef de l’État… » [5]
Pour accélérer davantage l’expansion numérique de la classe des propriétaires terriens, le gouvernement avait décidé, quelques semaines auparavant - le 8 mars 1966 - de créer Motoragri, Société d’État, « chargée de réaliser des programmes de développement agricole dont la mise en œuvre exige des moyens dépassant les possibilités individuelles de nos agriculteurs ». Les 120 engins à chenilles, les 12 motograders et les 72 tracteurs à roues, le tout coûtant 900 millions de francs CFA avancés par la Caisse de Stabilisation [6] devaient mettre « la mécanisation à la portée de chaque paysan » [7]. Malheureusement il n’en sera rien. En effet, les prix que pratique Motoragri « sont très chers et ne permettent ni à des cultivateurs-planteurs individuels, ni même à des coopératives d’utiliser ses services » [8].
Quels en sont donc les bénéficiaires ?
Bien entendu, ceux qui avaient été invités par le président Houphouët-Boigny à se transformer en planteurs et pouvaient donc, à ce titre, avoir facilement accès aux crédits bancaires.
D’ailleurs, la mise en place de Motoragri représente en quelque sorte un exploit. En effet, le décret créant Motoragri date du début mars 1966. Sa publication a dû coïncider, pour le moins, avec le débarquement des engins. En effet, M. Sawadogo, alors directeur de Cabinet du ministre de l’Agriculture, pouvait déclarer au début du mois suivant :
« Près de 100 tracteurs ont été achetés au nom de Motoragri. Dix tracteurs à roues labourent à l’heure actuelle près d’Odienne, une vallée destinée à la riziculture. Les tracteurs à chenilles sont au travail dans les régions de MBahiakro, Dimbokro, Boundiali, Bouaflé et Yamoussoukro » [9].
Signalons à toutes fins utiles qu’Odienné est le fief du président Mamadou Coulibaly, tandis que toutes les autres régions citées sont situées en pays baoulé.
Une année encore et l’envoyé spécial de l’organe du P.D.C.I. pourra visiter « avec un réel plaisir les vastes rizières de 100 hectares, de 50 ha… » [10].
M. Kouadio Loh Alexandre, secrétaire général de la sous-section de Divo, a mis en valeur plus de 90 hectares de terres, rapporte Fraternité. « De nombreux camarades ont quand même réussi à créer de vastes plantations » constatera M. Philippe Yacé dans son rapport moral au Ve Congrès [11]. Il annonce également dans la foulée, pour répondre à la grogne de ceux qui n’y ont pas accès, « que désormais tout ce travail [de Motoragri] sera pour le paysan à titre gracieux ». Bien entendu cette promesse restera lettre morte.
Par ailleurs, pour légaliser la confiscation des terres, le régime tient à réaffirmer, à nouveau, sa thèse d’antan qu’il n’a pourtant toujours pas réussi à transformer en loi. Ainsi, « le Bureau Politique… décide, dans l’attente de la loi et des règlements d’application, que lorsque la terre a fait l’objet d’une mise en valeur… l’auteur de ladite mise en valeur, à l’exclusion de tous autres détenteurs de droits coutumiers sur le sol, peut
requérir l’immatriculation à son nom de cette terre » [12].
La mécanisation permettant la mise en exploitation de vastes étendues de terres, les confiscations prennent une ampleur sans précédent, provoquant la colère des détenteurs de droits coutumiers qui multiplient les protestations. D’autant que les dirigeants de l’État et du Parti font preuve de désinvolture et se montrent insatiables. A la réunion de Daloa du Bureau Politique du P.D.C.I., le Président essaie d’apaiser la colère des spoliés : il condamne l’occupation « abusive » des terres, interdit à quiconque d’occuper « sans autorisation » toute parcelle du « domaine public » et décide de « confier la répartition des terres à des commissions… ». L’appropriation des terres, sans dédommagement, par les représentants de l’élite, ne cessera pas pour autant.
Faut-il encore citer le “travail bénévole” qui complète - ou supplée - celui de la machine et dont bénéficient les dirigeants du régime ?
Ainsi, selon la presse ivoirienne, le receveur des P.T.T., le directeur de l’école, des gendarmes, etc., ont participé à la coupe du riz sur la plantation du secrétaire général de la sous-section de Soubré [13]. Toujours selon cette presse, le Président du Conseil Économique et Social qui déclarait, publiquement, le 27 mai 1966 : « Labourons nos champs pour donner l’exemple aux populations rurales », voyait, tout juste trois semaines plus tard, « s’abattre sur son verger une nuée de paysans jeunes et vieux » venus lui offrir leurs bras à titre « bénévole »… [14].
En somme, à la veille du « Rendez-vous de le réconciliation », le président Houphouët-Boigny avait atteint pleinement son objectif, à savoir l’extension numérique, le renforcement de la classe des planteurs, en y associant, en y incorporant, toute l’élite politique du pays.
Un souvenir personnel. Au moment de mon départ de Côte d’Ivoire, en 1969, un préfet que j’avais connu bien démuni en 1964, m’avait confié avoir obtenu le défrichage, le désouchage et la plantation de quelque
300 hectares de cocotiers, bananiers, palmiers, etc. S’il a maintenu le même rythme d’expansion, il doit en posséder beaucoup plus à l’heure actuelle sans se considérer, par comparaison à d’autres, comme un grand planteur.
Effectivement, certains ont des milliers, sinon des dizaines de milliers d’hectares de plantations. Le ministre de l’Agriculture, M. Sawadago, le laissait entendre, tout en ne mentionnant aucun chiffre, lors de la remise, en décembre 1970, des insignes de Commandeur du Mérite Agricole à « nos grands planteurs ».
_« M. le Président Philippe Yacé, déclarait-il, si vous êtes la deuxième personnalité ivoirienne dans le domaine politique, vous l’êtes aussi en tant que planteur, venant immédiatement après Son Excellence le président Houphouët-Boigny…
« Vous êtes… notre premier planteur de cocotiers, tant pour la superficie que pour les rendements.
« Mais vous êtes aussi, poursuivait-il, notre premier planteur individuel de palmiers sélectionnés et le premier producteur de bananes pour l’exportation.
« De plus, vous êtes grand planteur d’avocatiers, grand éleveur, riziculteur et vous démarrez dans la production d’ananas pour l’exportation en frais et du cacao… »
S’adressant ensuite au ministre d’État Ekra Mathieu, il précisait qu’il était « avec le Président Yacé, l’un de nos trois premiers planteurs ivoiriens de bananes, tant par la qualité que pour le tonnage…, l’un des pionniers de la culture de l’avocat et de l’ananas… » [15]
En octobre 1969, lors de l’une des nombreuses séances de dialogue entre le président Houphouët-Boigny et les cadres, l’un de ces derniers, M. Manke, constatait publiquement que « la terre ivoirienne, si on n’y prend garde, risque de devenir un jour la propriété d’un groupe de privilégiés… ».
Hélas, le président Houphouët-Boigny ne parait nullement conscient, jusqu’à ce jour, du contenu explosif du problème : il veut ignorer que la Côte d’Ivoire est, très probablement, le seul pays d’Afrique où une partie infime de la population détient un pourcentage aussi élevé des terres arables. Il se refuse à admettre que cette concentration de la propriété foncière rendra tôt ou tard inévitable une réforme agraire.
Il vaudrait certainement mieux qu’elle se fasse à froid.

L’intelligentsia courtisée


Deuxième volet de la stratégie conçue par le président Houphouët-Boigny au lendemain des “complots” : les fonctionnaires, la nécessité de les amadouer.
Les attaques contre les fonctionnaires avaient effectivement cessé de façon abrupte dès la fin de 1963. Il faut en chercher la cause, comme je l’ai déjà relevé, dans l’isolement absolu du régime à la suite de l’élimination des représentants de la bourgeoisie naissante et des intellectuels formés dans des universités françaises. De plus, le régime hésitait à s’appuyer sur l’armée, dont la fidélité paraissait fort douteuse, comme en témoignait le coup d’État au Togo avec l’assassinat d’Olympio et celui du Congo-Brazzaville avec l’élimination de Fulbert Youlou.
Le président Houphouët-Boigny essaie donc de se rapprocher de la masse des fonctionnaires.
Dès le 28 septembre 1963, au stade d’Abidjan, lors du grand meeting, il se livre à une autocritique publique :
« … Il est juste de reconnaître que, depuis quatre ans [les fonctionnaires] ont supporté avec dignité le blocage de leurs traitements… Des erreurs ont pu être commises dans l’application du Statut de la Fonction Publique, et que nous avons l’impérieux devoir de redresser… Dès qu’avec le concours de la direction syndicale nous aurons rétabli la justice dans la Fonction Publique, nous ouvrirons la voie au déroulement normal des carrières…
« Le sacrifice que nous avons dû demander à une minorité de fonctionnaires en leur retirant le logement dont ils bénéficiaient en raison de certains postes qu’ils occupaient, sera largement compensé… »
Il multiplie des appels aux fonctionnaires, les couvre d’éloges, du jour au lendemain. Ceux-ci lorgnent, il le sait, les postes occupés par des expatriés grassement payés. Il hésite pourtant à s’engager plus avant dans
la voie de l’africanisation des cadres. Lors de la séance d’explication du « suicide » de Boka, en 1964, il revient sur ce problème lancinant et essaie de se disculper. Il demande aux centaines de notabilités et de cadres réunis s’il était possible « d’africaniser plus vite que moi ? » Il leur pose encore une autre question : « Vous pouvez me reprocher de n’avoir pas fait assez pour le pays et que chacun de vous ne progresse pas assez vite. Est-ce qu’il était possible de faire davantage ? » [16].
Il apportera bientôt lui-même la preuve que ce l’était. En effet, hausses des soldes et promotions accélérées se succéderont à un rythme soutenu.
Ainsi, rendant compte du vote du Budget 1964, l’hebdomadaire du P.D.C.I. relève que « la réforme du Statut de la Fonction Publique qui va intervenir prochainement et qui est destinée à orienter et à accélérer la formation des cadres africains, doit provoquer un accroissement de dépenses de l’ordre de 600 millions ».
En somme, à partir du tournant de 1964, point de départ de cette alliance de fait, on assiste à une amélioration du niveau de vie des personnels de la fonction publique, même si les progrès des échelons inférieurs de la hiérarchie administrative paraissent beaucoup moins spectaculaires. Mais dans l’ensemble, les chiffres le prouvent, les agents de la fonction publique se sentent choyés : en 1970, la solde moyenne des fonctionnaires représente 500, 39 % du S.M.I.G. des secteurs secondaire et tertiaire [17].
Les chiffres cités ci-dessus donnent toutefois une image encore imparfaite de l’amélioration rapide du sort des fonctionnaires puisqu’ils sont extraits des budgets originaux et ne tiennent donc pas compte des dépassements budgétaires. Ainsi, en 1967, les crédits de personnel se sont élevés en réalité à 17,7 milliards de francs C.F.A. [18] au lieu des 14,8 milliards prévus initialement.
Entre 1969 et 1970, le Budget de fonctionnement augmentera de 22,58 %, alors que selon les auteurs du Plan Quadriennal, « laisser croître au-delà de 7 % l’an les dépenses de fonctionnement aliènerait encore plus
le libre choix de la Côte d’Ivoire en matière d’investissement » [19]. Mais pour un homme d’État de l’envergure de M. Houphouët-Boigny, le contenu politique d’un problème prime le paramètre économique.
Bien entendu, le mot d’ordre d’« africanisation au rabais » cessera d’être un leitmotiv. Les appréciations élogieuses coulent à flots. Ainsi, en 1965, dans son message du Nouvel An, le Président avait tenu à rendre
hommage à « notre administration plus proche du peuple, plus compétente et dont les agents recueillent aujourd’hui les fruits de leur patience et de leur abnégation… ». Dix-huit mois plus tard, dans un autre Message à la Nation, il force encore la dose de louanges :
« Parce que nous avons su refuser, dit-il, la politique de facilité… pour avoir repoussé l’africanisation au rabais, nous sommes heureux et fiers, aujourd’hui, de constater que la Côte d’Ivoire bénéficie de l’une des
administrations africaines les plus valeureuses… » [20].
L’apothéose de cette alliance avec les intellectuels aura pour cadre le Ve Congrès du P.D.C.I. Ce Congrès, écrit l’éditorialiste du quotidien ivoirien, « s’est vu qualifier de Congrès de l’intégration des cadres, du rajeunissement et du développement. En somme, poursuit-il, après avoir placé les jeunes cadres à tous les postes de direction des services publics, après avoir encouragé leur promotion dans le secteur privé, il s’agit à présent, pour les dirigeants du pays, de réaliser leur intégration au sein des organes politiques du P.D.C.I. pour assurer, d’une façon solide et paisible, la double relève administrative et politique qu’impose l’avenir » [21].
Effectivement, l’éditorialiste lui-même, de nombreux jeunes et Charles Donwahi, condamné jadis pour complot, entrent au Bureau Politique du P.D.C.I.
On continue par ailleurs de découper et de redécouper le territoire pour créer des postes de préfets et de sous-préfets. Ainsi, de 4 en 1961, le nombre de départements passe à 24 en 1974, tandis que le nombre des sous-préfectures augmente plus modestement de 30 unités (130 contre 100) durant la même période. On rend hommage à « l’éminente valeur de nos sous-préfets ». On multiplie, dès 1964, la création de missions diplomatiques à l’étranger.
La relation de cause à effet entre les initiatives du président Houphouët-Boigny envers l’élite ou une fraction de cette élite, et le danger qu’elle représente se trouve illustrée par son attitude envers les cadres militaires.
Ainsi, le président Diori Hamani est renversé par des putschistes le 15 avril 1974. Par ailleurs, le gros des officiers de l’armée ivoirienne est composé de gens du Nord, généralement musulmans. En conséquence, le 24 juillet, le président Houphouët-Boigny nomme deux officiers originaires du Nord, secrétaires d’État. Le 25, il réunit les officiers supérieurs pour leur parler « de l’action entreprise… en vue de la suppression des disparités régionales » entre les parties méridionale et septentrionale du pays et les informe également de sa volonté de revoir et de corriger « les distorsions de la Fonction Publique », en d’autre termes d’augmenter leurs soldes grâce à des changements indiciaires. Début novembre, la presse annonce la nomination d’un commandant, de sept capitaines et d’un lieutenant à des postes de sous-préfets…
Mais si les postes de commandement sont recherchés, les Ivoiriens boudent l’enseignement où les possibilités d’épanouissement, surtout financier, sont très limitées. Ainsi, en 1979, dans l’Éducation nationale, le nombre des enseignants expatriés s’élevait à 3 000 [22].
Dans ce domaine, l’africanisation au rabais ne soulève guère d’opposition depuis bien longtemps. Dès 1965, M. Meric, le directeur de l’École Nationale d’Administration, se plaint de la réticence des Ivoiriens à se
porter candidats au concours d’entrée à l’École ; « étant donné le petit nombre d’étudiants [23], ajoute-t-il, la formule du concours ne se justifie pas pleinement… » [24].
Pour sa part, le ministre de l’Éducation en est réduit en septembre 1970 à emprunter officiellement et publiquement la voie de l’ivoirisation au rabais : pour encourager les jeunes à entrer à l’École Normale Supérieure, il décide de ramener de trois à deux ans la scolarité et de relever le taux des bourses de 35 000 à 45 000 F. C.F.A.
Ainsi « l’ivoirisation au rabais » jadis rejetée avec hauteur par le président Houphouët-Boigny, se trouve matérialisée dans les pires conditions, c’est-à-dire sous la contrainte des événements ou de facteurs politiques et socio-économiques échappant à son contrôle. Pire, la situation va en s’aggravant.
Depuis mars 1974, le développement anarchique de l’éducation aboutit à l’arrivée sur le marché du travail d’un nombre grandissant de jeunes Ivoiriens titulaires du Brevet ou du Baccalauréat. Ne trouvant plus de travail dans l’administration, ils se tournent bien entendu vers le secteur privé. Pour leur part, les très nombreux chefs d’entreprises expatriés rechignent à débaucher leurs employés européens pour faire place aux Ivoiriens. Or cette masse de jeunes lettrés peut représenter un facteur de déstabilisation. M. Houphouët-Boigny en est conscient. Il lance donc un appel personnel pressant et solennel aux chefs d’entreprises, surtout
européens et libanais réunis pour la circonstance à la Présidence de la République :
« Cette année nous avons eu, leur déclare-t-il, 1 600 bacheliers ; dans un proche avenir, on pourra compter au moins dix mille bacheliers par an avec des dizaines de milliers de jeunes gens dont les études s’arrêtent
au niveau du brevet ou de la terminale, avec des centaines de milliers qui n’ont pu aller au-delà du Certificat d’études primaires.
Il faut que cette jeunesse travaille. Le pays connaîtrait, ajoute-t-il, un danger mortel si les responsables que nous sommes laissions s’installer sur notre sol le chômage intellectuel… » [25]
Et pour terminer, il demande à ses auditeurs, sur un ton menaçant, et sous peine d’expulsion, de débaucher leurs cadres moyens et de les remplacer par des originaires du pays. Ces mises en garde auront peu d’effets et les menaces de sanction resteront lettre morte.
Dans les postes de commandement de la Fonction Publique aussi, les choses laissent beaucoup à désirer en dépit de l’hommage à « l’éminente valeur de nos sous-préfets ». Ainsi, M. Mathieu Ekra, ministre d’État chargé de l’Intérieur, se plaint précisément de la désinvolture des préfets et des sous-préfets. Seuls deux préfets sur 24, et 41 sous-préfets sur 130, dit-il en août 1975, ont jugé nécessaire de rédiger et de lui envoyer leur rapport annuel sur les collectivités qu’ils dirigent [26].
Mais d’une façon générale, l’alliance entre toutes les composantes de l’élite, sous l’égide de la classe des planteurs, est trop solide, trop intime, pour qu’elle puisse être ébranlée par de telles péripéties à n’importe quel niveau de l’intelligentsia.

L’épanouissement de la « bourgeoisie d’argent »


Un peu plus d’une année après le début de sa politique de la main tendue aux intellectuels en général et aux fonctionnaires en particulier, le président Houphouët-Boigny amorce un virage similaire vers ce qu’il a toujours appelé la « bourgeoisie d’argent ». On se trouve encore dans cette période charnière que couvrent les années 1964-65, période charnière au cours de laquelle le leader des planteurs songe à abandonner la stratégie du monopole du pouvoir pour celle de son partage avec les autres composantes de l’élite, sous le leadership de la bourgeoisie terrienne en pleine expansion.
Dans le contexte de cette stratégie nouvelle en gestation, cinq semaines après la fin du IVe Congrès du P.D.C.I. et à la veille des élections, il prononce un long discours à Man, dans le nord du pays.
On y voit poindre une autocritique - comme dans le cas des fonctionnaires - et la bourgeoisie encore titubante, une lueur d’espoir.
« On nous reproche avec une certaine raison, une certaine justification, déclare-t-il, l’absence de commerçants et d’industriels ivoiriens… N’est pas commerçant qui veut… La Côte d’Ivoire… ne compte pas de commerçants au vrai sens moderne du mot. Il nous faut préparer ceux-là aussi pour que demain, sur le marché ivoirien comme sur le marché mondial, ils puissent rivaliser avec leurs collègues commerçants.
Les industriels ivoiriens doivent se préparer sérieusement, poursuit-il, à jouer leur rôle, et un rôle de premier plan, dans ce pays.
l’État a voulu leur éviter - et c’est toute justice - des faux pas, des faillites… » [27].
Le changement d’orientation est patent, même si le Président essaie encore de gagner du temps en parlant de la bourgeoisie d’affaires au futur. En tout cas, on se trouve bien loin de l’utopie de jadis.
Mais la bourgeoisie d’affaires, par la suite précisément du concept présidentiel quelque peu original du capitalisme, part avec un handicap bien lourd pour ses frêles épaules. En effet, en brisant, au départ, son essor économique pour lui interdire l’accès au pouvoir, la classe des planteurs avait fait le jeu des entreprises étrangères. Celles-ci, déjà bien implantées dans le pays sous le régime colonial, avaient obtenu de M. Houphouët-Boigny, on s’en souvient, un droit de quasi monopole lors de l’accord tacite sur le partage du gâteau ivoirien. Elles s’étaient épanouies à une vitesse accélérée après l’accès à l’indépendance, grâce aux avantages accordés par le jeune État, et aussi à la quarantaine imposée aux autochtones par les pouvoirs publics.
Un simple coup d’œil sur la liste des électeurs aux Chambres de Commerce et d’Industrie en 1964-65 montre l’ampleur du désastre.
Pour ces élections consulaires, les entreprises sont divisées en trois catégories. La première comprend les représentants des sociétés ayant un chiffre d’affaires supérieur à 500 millions de F. C.F.A., la seconde celles réalisant un chiffre d’affaires de 100 à 500 millions, et la troisième des entreprises se situant dans une fourchette de 12 à 99 millions de francs C.F.A.
Pour les élections du 3 mai 1964 à la Chambre de Commerce de Côte d’Ivoire, le Journal Officiel du 10 avril 1964 publie la liste des électeurs. Cela donne le partage suivant :

Français


1er groupe 67
2e groupe 177
3e groupe 33

Ivoiriens


1er groupe 1
2e groupe 11
3e groupe 518

Divers


1er groupe
2e groupe1
3e groupe 91

Une année plus tard, c’est au tour des élections à la Chambre d’Industrie, qui doivent avoir lieu le 14 mars 1965. Le Journal Officiel du 24 février 1965 publie une liste des électeurs dont la composition est encore plus explosive. La voici :

Français


1er groupe 24
2e groupe 79
3e groupe 124

Ivoiriens


1er groupe 1
2e groupe 1 (Sonitra)
3e groupe 18

Divers


1er groupe
2e groupe 2
3e groupe 7

En somme, en 1965, l’ensemble des secteurs secondaire et tertiaire se trouvaient contrôlés par le capital étranger.
La grogne, quoique en cercle fermé, s’amplifie jusqu’à devenir audible au palais présidentiel. D’où le discours de Man déjà cité.
Effectivement, les jeunes intellectuels groupés dans la Fonction publique, jusque-là seul déversoir, se montrent impatients. Ils ne peuvent plus, ils ne veulent plus attendre. Eux qui avaient senti le vent du boulet durant la période des complots et voient le Président chercher leur appui et leur consentir de multiples avantages, s’enhardissent. Les promotions et les augmentations de soldes paraissent dérisoires et de toute façon ne leur suffisent plus. Ils le savent, l’argent, source d’aisance et de prestige à la ville comme au village natal, se trouve ailleurs. L’Eldorado, ce sont les affaires, le commerce, l’import-export. Ils veulent s’y lancer. Une transaction, un permis d’exportation, un seul, peut leur rapporter, ils le savent, l’équivalent de plusieurs années de solde.
C’est dans ce contexte que, lors d’une discussion avec M. Siaka Coulibaly, alors directeur du Commerce Extérieur, si ma mémoire est bonne, il me dit tout à coup :
« Puisque le Président vous a chargé de la promotion économique de la Côte d’Ivoire, pourquoi ne lui suggérez-vous pas de nous permettre d’y participer… »
Je lui demande si je puis le citer. « Surtout pas », me répond-il.
Je vais donc voir le président Houphouët-Boigny et lui rapporte les propos d’un « haut fonctionnaire ivoirien ». A mon très grand étonnement, au lieu des discussions, des questions ou des interrogations habituelles, il me répond : « Remettez votre retour à Paris et venez me voir après-demain » [28].
La réponse, apparemment sibylline du Président, vient à l’heure prévue. Il me dit simplement : « Tous les citoyens ivoiriens sont égaux », et change de sujet. Je transmettais la réponse à M. Siaka Coulibaly qui, lui, comprit immédiatement qu’il s’agissait d’un feu vert.
C’est dans le contexte de cette effervescence des cadres du pays qu’est finalement officialisé l’abandon de la chimère d’une société ivoirienne bucolique, épargnée par la lutte des classes, d’une société sans hommes d’affaires, sans capitalistes. Cette officialisation se fait à travers la Loi-Plan de 1967 dont les auteurs affirment :
« … La formation d’une classe d’entrepreneurs ivoiriens est la base du développement à long terme de l’industrie nationale ; il est d’autant plus urgent d’entreprendre cette tâche qu’elle sera longue et difficile » [29]
Pour atteindre cet objectif, la Loi-Plan prévoit, comme seconde priorité, la création d’un « office national de Promotion de la petite et moyenne entreprise ivoirienne… chargé de porter assistance aux entrepreneurs ivoiriens » [30].
La solution du problème paraît tellement urgente que moins de quatre mois plus tard, naît « l’Association pour la Promotion de la Petite et Moyenne Entreprise de Côte d’Ivoire ». Selon son président, M. Konan Lambert, cette APPMECI se fixe comme objectif « de promouvoir, dès à présent, une nouvelle catégorie sociale, celle des entrepreneurs ivoiriens » [31]. M. Konan Lambert ne se fait toutefois guère d’illusions sur les difficultés de sa tâche :
« Nos cadres, déclare-t-il, ont reçu une éducation scolaire pour servir une administration qui a longtemps constitué la principale activité du pays…
« [D’autre part], les compagnies étrangères en Côte d’Ivoire, en majorité françaises, n’ont procuré que peu de possibilités et peu d’occasions d’avancer au-delà des niveaux d’employés de bureaux. »
Mais le problème de formation, s’il constitue un obstacle à la naissance d’une classe d’entrepreneurs, de capitalistes ivoiriens, ne représente pas la principale difficulté. Dans sa réponse à M. Konan Lambert, le ministre des Finances, M. Konan Bédié, tient en effet à rappeler brutalement que ces mêmes sociétés françaises « sont solidement implantées sur le marché et qu’elles possèdent les capitaux et les techniques nécessaires… qu’elles bénéficient de la quasi-totalité des crédits distribués par les banques commerciales ». D’où la nécessité d’une intervention multiforme de l’État pour aider les entreprises ivoiriennes naissantes. Aussi, le ministre annonce-t-il la création du « Fonds de Promotion des Petites et Moyennes Entreprises… qui disposera de dotations en provenance de la puissance publique… [et] sera habilité à avaliser partiellement les concours consentis à ces entreprises allégeant, pour les banquiers prêteurs, les risques… »
Quelque six mois encore, toujours avec cette hâte, cette efficacité inusitée qui mettent en relief le caractère d’urgence de l’affaire pour les autorités, la loi 68-342 du 29 juillet 1968 portait création de « l’Office National de Promotion de l’Entreprise ivoirienne… »
Mais je reste convaincu que tous ces textes législatifs et autres n’auraient pas eu beaucoup d’effets positifs et rapides, n’étaient le dynamisme, le sens personnel des affaires de M. Konan Bédié [32]. Il fut sans aucun doute le promoteur de la percée de la bourgeoisie ivoirienne dans les secteurs secondaire et tertiaire. En effet, il n’a pas hésité à utiliser toute une gamme de moyens, y compris les moins orthodoxes, comme par exemple l’octroi à certains de ses proches de droits d’exportation de café et de cacao, pour leur permettre de constituer les mises de fonds initiales.
Ainsi, nommé ministre délégué à l’Économie et aux Finances le 21 janvier 1966, et s’appuyant sur ses principaux amis-associés, à savoir MM. Pierre Billon, Aimé Barou et Konan Blédou, il créait, l’une à la suite de l’autre, des sociétés purement ivoiriennes ou à majorité ivoirienne, spécialisées dans les différents domaines de l’économie. On a vu éclore ainsi :
⎯ Comafrique (Société Ivoirienne d’Expansion Commerciale) en 1966 ;
⎯ Licotra (construction et T.P.) en 1966 ;
⎯ Socipec (Société ivoirienne de participation économique) en décembre 1966 ;
⎯ IMCI (Industries Métallurgiques de Côte d’Ivoire) en novembre 1967 ;
⎯ SOGIEXCI (Société Générale d’Importation et d’Exportation de Côte d’Ivoire) en juillet 1968 ;
⎯ API (Industries de transformation de produits agricoles) en novembre 1968 ;
⎯ SOCIAGRI (Société Ivoirienne d’Expansion Agricole) en mai 1969 ;
⎯ SEMI (Société des Eaux Minérales Ivoiriennes) en juillet 1969 ;
⎯ SOCIPEC-Immobilière, en octobre 1969, etc.
Faisant preuve d’une prudence de bon aloi, M. Bédié avait tenu au demeurant à associer des représentants des autres pôles de puissance - Assemblée nationale, Conseil économique et social, voire Présidence de la République - aux différentes entreprises et sociétés qu’il contrôlait et contrôle toujours.

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